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Sujet: Immortel | |
Auteur | Message |
thimul
Discret Depuis le: 01 mai 2011 Status actuel: Inactif Messages: 18 |
Sujet: Immortel Envoyé : 01 juillet 2011 à 16:40 |
Depuis tout petit, et de mémoire d’homme, François Gambier avait toujours été con. Certains naissent avec les cheveux blonds, d’autres avec les yeux bleus, Gambier lui, était d’une crétinerie rare, quasi surnaturelle. Le qualificatif « con » pouvant hautement prêter à la plus injuste subjectivité (on est toujours le con de quelqu’un), qu’il soit permis ici de faire remarquer que le « héros » de notre histoire faisait l’unanimité autour de lui. Il était tellement atteint, que tout le monde, loin de se moquer, avait fini par le regarder avec un mélange de pitié non dénué d’une pointe d’exaspération. Chose étrange, le QI de l’individu, réalisé par un spécialiste à la demande d’une mère inquiète quand il avait 12 ans, ce quotient intellectuel donc, n’était pas particulièrement bas. S’il ne rivalisait pas avec celui de Madame Bruni-Sarkozy, il était cependant légèrement au-dessus de la moyenne. D’où venait donc le problème ? Le problème était que François Gambier avait pris pour habitude de ne pas perdre une seule seconde à se servir des neurones que mère nature lui avait pourtant prodigués en nombre suffisant. Il se fiait essentiellement à son instinct et ses intuitions, sauf que ceux-ci étaient aussi efficaces qu’un pot de mayonnaise pour faire de la glu. Il habitait un petit village où tout le monde le connaissait et le subissait. Ce village paumé au fond de la Seine Maritime comptait peu d’habitants. On ne peut pas dire qu’il était dans le trou du cul du monde, mais il n’était tout de même pas très loin de la marge anale. Gambier resta longtemps célibataire avant de trouver une jeune fille de 10 ans sa cadette qui, pour échapper à une famille tyrannique, s’empressa de dire oui à une demande en mariage. Celle-ci fut faite à l’occasion de l’inhumation du grand-père de la belle car François Gambier avait l’art du juste à propos. Le jour de son mariage, il arriva plus d’une heure en retard parce qu’il avait interverti les horaires. Alors que tout le monde l’attendait à la mairie, le phénomène se trouvait tout seul à l’église 150 mètres plus loin. Persuadé d’être dans le vrai il avait attendu en pestant contre sa future femme, les témoins et tous les invités. Finalement, c’est le curé qui sauva la situation en le découvrant en train de faire les cent pas devant le cimetière qui jouxtait l’église. Mais, il fallut l’aide des deux témoins pour que le futur marié acceptât simplement l’idée que l’erreur venait de lui et non de la famille toute entière. Vexé, il bouda pendant toute la cérémonie, malgré les tentatives de la jeune madame Nathalie Gambier de le dérider. Cette dernière comprit ce jour-là qu’elle n’avait épousé ni un boute en train et ni une flèche. En affaires, l’homme se montra d’une hardiesse stupéfiante. Il s’empressa d’acheter des actions Eurotunnel malgré les efforts de dissuasion dont fit preuve son conseiller financier. D’aucuns objecteront qu’ils furent nombreux dans son cas, sauf que ce dernier en fit l’acquisition à l’époque où tout le monde voulait déjà s’en débarrasser. Le cours était très bas, et la logique tout particulière du cuistre lui disait qu’il ne pouvait que remonter. Il dilapida ainsi les trois quarts de la dot de son épouse. Quelques mois plus tard, il signa la construction d’une maison pour un prix défiant toute concurrence. Sa femme eut beau dire qu’elle trouvait cela un tantinet bizarre (la somme était de trente pour cent inférieure à celle de tous les autres constructeurs qu’ils avaient pu contacter) monsieur se drapa dans sa dignité de mari à qui sa femme ne fait pas confiance, lui affirma qu’il avait lu le contrat de A jusqu’à Z et que celui-ci ne contenait aucune clause particulière. La petite n’osa pas contredire son homme et malgré son envie de relire en entier le document, se contenta de parapher ses initiales au bas de chacune des pages et de signer à la fin. En fait de lecture, Gambier avait lu en diagonale. Quand l’entreprise eut fini la construction, ils prirent possession d’une habitation où seuls les murs et le toit étaient montés. Tout le reste était posé bien emballé à même sol et restait à faire car il s’agissait d’une maison en kit. Comme ils avaient rendu leur appartement, ils durent camper dans leur propre chantier pendant trois ans en attendant que l’homme de la maison, aidé de quelques bonnes âmes, eût installé les cloisons, l’électricité, les sanitaires etc… Dans son travail, il fut tout aussi inspiré. Il était chauffeur routier et conduisait un 19 tonnes qu’il détruisit deux fois à trois mois d’intervalle en voulant absolument le faire passer sous un pont de chemin de fer beaucoup trop bas pour le véhicule. Comme l’employeur du garçon était son propre père, celui-ci finit par le mettre à classer des papiers dans un bureau où, pensait-il, il serait le moins nocif pour l’entreprise. Malheureusement, l’idiot fumait. Comme il avait l’habitude de jeter ses mégots tout allumés dans la rue, il fit de même dans la corbeille à papier. Les locaux se consumèrent entièrement en deux petites heures. Il fallut quatre personnes pour empêcher le père de trucider le fils. Le pauvre hère voyant partir en fumée le travail de toute une vie en conçut un chagrin si grand qu’il fit une attaque qui lui paralysa la moitié du corps et lui ôta la parole pour le restant de ses jours. Depuis, chaque fois que le pyromane venait le voir dans la maison de retraite où il l’avait enfermé, le vieil homme, penché sur le côté dans son fauteuil roulant, la bouche de travers, regardait son rejeton fixement, les yeux remplis d’une haine aussi féroce que définitive. Durant l’été 1999, le couple Gambier vit s’installer dans un corps de ferme, juste à côté de chez eux, un homme discret, d’un certain âge et peu loquace. L’homme était bossu et ne parlait à personne dans le village. Il sortait une seule fois par jour sur l’heure du midi, montait sur un vélo rongé de rouille et pédalait jusqu’au bourg voisin pour en revenir avec une sacoche à moitié pleine de produits de première nécessité. Allez savoir pourquoi (est-ce le vélo ? Est-ce la difformité ?), dès son arrivée, le comportement du bossu excita la curiosité de François Gambier. Obnubilé par le fait d’en apprendre un peu plus sur cet homme mystérieux, il essaya d’entamer une conversation en lui rendant visite un après-midi sous le prétexte de lui emprunter du beurre. L’homme coupa court à toute discussion en le laissant sur le pas de la porte avant de disparaître dans sa cuisine et d’en revenir avec une livre de matière grasse dans un journal crasseux qu’il lui fourra dans la main. Puis, il lui claqua la porte au nez. Il en fallait plus pour le décourager, et de ce jour, il prit soin d’épier ses faits et gestes. Il avait le temps : avec l’argent de l’assurance de l’entreprise de son père dont il était devenu le tuteur, Gambier réfléchissait lentement, mais sûrement, à son avenir. Un matin, comme chaque matin, Gambier se rendit dans son jardin pour vider sa vessie. Au passage, il arrosa les roses de sa femme. Son attitude n’avait rien d’élégant, mais celui-ci n’était pas homme à se soucier de ce genre de détail. Sa goujaterie démarrait à l’aube et se terminait quand il plongeait dans les bras de Morphée. Le pire était qu’il n’en faisait même pas exprès. Ce jour-là, il fut intrigué par un bruit de halètement et de raclement. On aurait dit quelqu’un qui peinait en traînant quelque chose de lourd. Il s’approcha de sa haie de lauriers, et regarda au travers. Au loin, il vit le bossu suant à grosses gouttes sous un soleil déjà cuisant. Il tirait une caisse en gémissant sous l’effort. Presque mort de curiosité, François sortit dans la rue et pénétra prudemment dans la cour de la ferme. Il vit l’infirme ouvrir les deux battants obliques qui donnaient manifestement dans une cave. Puis, il retourna vers la caisse et la poussa cette fois-ci par l’ouverture jusqu’à ce qu’elle bascule dans l’escalier qu’elle dévala dans un vacarme qui lui parut épouvantable. Alors que le bossu disparaissait de sa vue, Gambier se glissa près de l’entrée. Il entendit encore un peu les halètements du vieil homme puis, ce fut le silence. Tendant l’oreille, il perçut le chuchotement d’une voix aigüe et éraillée. — Voilà, Maître. Igor a fait tout ce que le Maître lui a dit de faire. Igor croit que vous serez bien ici. À plus tard, Maître. L’imagination de Gambier galopa. Il ne faisait aucun doute que l’association « bossu prénommé Igor + caisse + cave » ne pouvait aboutir qu’a une seule conclusion : un vampire venait de s’installer à côté de chez lui. Il rentra et réveilla sa douce femme sans ménagement afin de la mettre au courant de sa stupéfiante découverte. Celle-ci qui, depuis quelques années, s’était habituée à l’esprit quelque peu particulier du client, l’écouta d’une oreille distraite en se faisant chauffer un café. — Non mais, tu te rends compte ? Un vampire à deux pas de la maison ! C’est tout bonnement extraordinaire ! — Mon chéri, répondit-elle en soupirant, les vampires n’ont jamais existé. C’est une légende. — Jamais je n’aurais pu rêver d’une telle chance, continua-t-il sans lui prêter aucune attention. Depuis son adolescence boutonneuse, tout ce qui touchait à l’occultisme le passionnait. Il lisait peu, mais s’abonnait à tous les forums sur tous les sites qui traitaient du sujet, achetait tous les documentaires qui déclaraient prouver, qui l’existence des fantômes, qui la réalité des morts vivants, et consultait régulièrement un type qui se disait sorcier dans un village voisin. Ce dernier l’avait soulagé de plusieurs centaines d’euros en échange de potions qui devaient lui apporter à la fois la gloire, la santé et l’amour de sa dulcinée. Car la dite dulcinée s’était, depuis quelques années, fatiguée des originalités de son mari. Au tout début ses gaffes et autres bourdes l’avaient attendrie, puis énervée, puis désespérée jusqu’à ne plus provoquer chez elle qu’une indifférence froide et résignée. Il n’y avait plus qu’une chose qui la passionnait : les étoiles. Elle était aussi férue d’astronomie que le bougre d’astrologie. Elle avait acheté un télescope et passait une partie de la nuit à observer et photographier le ciel. Si Gambier s’était intéressé quelque peu à la passion de son épouse, il se serait peut-être rendu compte qu’elle avait un véritable talent. Mais le con a toujours été nombriliste, et notre héros ne dérogeait pas à la règle. L’excitation qui avait gagné l’esprit si particulier de Gambier ne fléchit pas de toute la semaine. Pendant l’une des absences du dénommé Igor, il avait essayé de se rendre dans la cave, mais s’était aperçu que celle-ci était fermée de l’intérieur. De plus en plus certain qu’un non-mort avait élu domicile ici, notre "héros" en perdit le sommeil. Il avait une idée derrière la tête et c’était si peu fréquent que ceci perturbait la chimie nocturne de son cerveau. Il fallait absolument qu’il en ait le cœur net. Il passait la majeure partie de la nuit dehors à faire le guet dans son jardin et remarqua bien vite que, tous les soirs, au plus fort de l’obscurité, un animal ailé s’envolait qui ressemblait à s’y méprendre à une grande chauve-souris. Le jour suivant il fit le tour de la ferme et finit par trouver un soupirail sans vitre. Il éclaira avec son téléphone portable. Le cercueil gisait à même le sol terreux. Persuadé que depuis son enfance, il jouait de malchance, Gambier voyait là l’occasion de piper les dés du destin et de prendre une revanche éclatante sur le sort qui, le croyait-il, s’acharnait contre lui. Dans les jours qui suivirent, il prit des photos à l'insu du bossu. Quelques jours plus tard, il se sentait prêt. Il guetta le départ d'Igor et lui barra la route à l'instant où il montait sur son vélo rouillé. — Qu'est ce que vous me voulez ? bougonna le vieux. Otez-vous de mon chemin, j'ai des choses à faire. — Je dois parler à votre maître. — J'vois pas de qui vous voulez parler. — Je parle du type qui dort dans sa petite boîte dans la cave de la ferme. Celui qui se déguise en chauve-souris la nuit. — Vous délirez mon pauvre. Laissez-moi passer. Gambier s'écarta et lança une dernière fois. — Dites à votre maître que je veux le voir chez moi à quatre heures du matin précises. Dites-lui que s'il ne vient pas, il le regrettera. Igor ne lui répondit pas, mais François était certain qu'il avait bien entendu. Il ne lui restait plus qu'à attendre. Il fit une courte sieste pour être en forme et, le soir venu, prétexta l'envie de voir une émission tardive pour rester dans le salon tandis que Nathalie montait se coucher dans leur chambre. À minuit, il entendit frapper discrètement. Il alla ouvrir. L'homme qui se tenait sur le perron était grand, maigre et très pâle. — Je suis l'employeur d'Igor, le bossu de la ferme d'à côté. Il paraît que vous souhaitiez me voir. — Oui, mais il doit y avoir une erreur. J'avais dit à 4 heures pas à minuit. Il parlait doucement, sans élever la voix. Il ne voulait surtout pas que Nathalie soit réveillée. — Et pourquoi une heure si tardive ? — Parce que c'est une heure avant l'aube. Et je sais que vous n'aimez pas vraiment la lumière du jour. Je sais également que vous ne pourrez pénétrer chez moi que lorsque je vous aurai invité à le faire. — Et si je ne reviens pas ? — Vous feriez une belle erreur. Je ne connais pas votre âge, mais sachez que les temps ont changé. Vous seriez stupéfait de la rapidité avec laquelle circule l'information de nos jours. L'homme l'observa encore quelques instants, immobile et silencieux. Puis, finalement, il fit demi-tour. Gambier exultait. Tout se passait exactement comme prévu. Voilà qui pouvait clouer le bec à certains qui disaient de lui qu'il n'avait pas inventé l'eau chaude ! 4 heures plus tard, on gratta de nouveau à la porte. Gambier qui avait peine à cacher son excitation ouvrit à son hôte. — Puis-je entrer maintenant ? — Oui, mais venez avec moi au sous-sol. Sans attendre il se dirigea vers la cuisine, ouvrit une porte au fond et descendit un escalier. Il ne se retourna pas, persuadé qu'il était suivi. Il s'enfonça plus avant jusqu'à atteindre une petite pièce sans aucune fenêtre ni soupirail qui lui servait de cave à vin. Il alluma, laissa entrer derrière lui le personnage et referma. — Voilà, nous sommes tranquilles. Nous pouvons parler. — Que voulez-vous ? — Je sais ce que vous êtes. Vous êtes un vampire. — N'importe quoi ! Gambier s'était attendu à cette réaction. Il sortit une gousse d'ail qu'il avait dans la poche et la présenta sous le nez de son interlocuteur qui fit aussitôt un pas en arrière en grimaçant de dégoût. De son autre poche et de l'autre main, il sortit une croix. De dégoût la grimace se changea en peur véritable. — Vous voyez, je sais tout et je peux le prouver. Maintenant que tout est clair, nous pouvons poursuivre. Il entrouvrit à nouveau la porte et jeta au loin crucifix et condiment. Aussitôt, l'homme retrouva son calme et une certaine assurance. — Je pourrais vous faire beaucoup de mal, vous savez, dit-il d'une voix rauque et froide. — Je sais. Ne vous gênez pas. — Que voulez-vous dire ? — J'ai constitué tout un dossier sur vous. Si vous n'obéissez pas à ma demande, automatiquement, ce soir à minuit, ce dossier sera mis sur internet sur tous les principaux sites qui s'intéressent aux sujets occultes. Beaucoup de personnes prendront ça pour un canular, mais je sais également que vous aurez bientôt pas mal de chasseurs de vampires à vos trousses. Le visage d'Igor sera partout, quelqu'un finira par le repérer. Bref, vous ne serez jamais tranquille. Tandis qu'il parlait, il observait le visage impassible de l'être qui se tenait devant lui. Il croyait deviner derrière ses prunelles vides que le vampire l'écoutait attentivement. — Que voulez-vous ? De l'argent ? — Non, je veux être comme vous. Je veux que vous me mordiez. La créature ne s'y attendait pas. Elle haussa les sourcils. Gambier poursuivit. — Quand je me réveillerai vampire, j'aurai moi aussi tout intérêt à garder l'anonymat. Je détruirai les preuves accumulées et vous serez tranquille pour les siècles à venir. Je veux vivre éternellement. — Vous serez damné. — Que voulez-vous que cela me fasse. L'enfer, c'est bon pour les morts. Tant que je suis en vie et je compte bien le rester, il ne peut rien m'arriver de fâcheux. — Vous ne savez pas de quoi vous parlez, fit-il tristement. Votre vie ne sera plus du tout celle que vous avez connue. J'ai été contaminé il y a 324 ans. Depuis ce temps, je n'ai plus jamais revu la lumière du jour. Si vous saviez à quel point le soleil et sa chaleur peuvent me manquer. Si vous voulez mon avis, renoncez à votre projet. Savez-vous pourquoi les vampires sont si peu nombreux ? — Non, fit Gambier peu intéressé. — Parce que nous avons parfaitement conscience que ce qui nous arrive est une malédiction. Nous ne pouvons même pas nous suicider car nous sommes damnés. La mort signifie pour nous la souffrance éternelle. Nous sommes obligés de vivre. Aucun d'entre nous n'a envie d'infliger à d'autres l'horreur de ce que nous vivons. Vous verrez votre épouse vieillir et vous la perdrez. — Pas du tout. Quand je serai transformé, ma femme me rejoindra. Je m'en occuperai personnellement. — Vous êtes fou ou totalement idiot. — Quand je lui offrirai la beauté et la vie éternelle, Nathalie me remerciera. Elle s’est un peu éloignée de moi ces derniers temps mais avec le cadeau que je vais lui faire, son cœur sera de nouveau à moi. — En êtes-vous si certain ? N'avez-vous pas entendu ce que je viens de vous dire ? Aucun vampire n'est heureux d'être ce qu'il est. Votre situation vous amusera les premières années, mais elle deviendra vite insupportable. Et pour votre femme, ce sera pire. — Je suis certain du contraire. Je ne sais pas pourquoi vous cherchez à me dissuader, mais mon instinct me dit de ne pas vous faire confiance et, croyez-moi, mon instinct ne me trompe jamais. Il avait dit cela avec tellement d’aplomb, qu’il eût fallu bien le connaître pour savoir qu’en matière d’instinct, François Gambier se fichait, la plupart du temps, le doigt dans l’œil jusqu’à l’épaule. — Maintenant, vous devez vous décider vite. L'aube arrive. Vous faites ce que je vous demande et vous continuerez à vivre tranquillement, ou vous repartez et vous serez traqué à jamais. Choisissez. L’être de la nuit le regarda intensément. Il semblait hésiter. Puis, après un long silence, il haussa les épaules. — Après tout, si c’est vraiment ce que vous voulez. Un large sourire vint barrer la face de Gambier. Il avait gagné la partie. — Comment procède-t-on ? demanda-t-il. — Quand je vous aurai mordu, vous serez cliniquement mort. Vous vous réveillerez dès la prochaine fin du jour. Il faut que d’ici là, vous soyez dans un endroit sombre. — Je m’en doutais. J’ai tout prévu. C’est pour cela que je vous ai fait venir au sous-sol. Nathalie ne va jamais dans la cave à vin. Je lui ai dit que je devais partir tôt ce matin et que je ne serai pas de retour avant ce soir. Elle ne s’inquiètera donc pas de mon absence. — Avant d’en finir, puis-je vous donner un dernier conseil ? — Je vous écoute. — Ne vous hâtez pas. — C'est-à-dire ? — Vous allez avoir le temps pour faire les choses. Prenez-le. Ne vous précipitez jamais et pesez bien le pour et le contre dans chacun de vos actes. Plus encore que la mienne, votre âme sera damnée car contrairement à moi, vous choisissez de devenir un vampire. Si vous deviez mourir une seconde fois, vous auriez à rendre des comptes. Là-haut, fit-il en pointant l’index vers le ciel, il n’y aura aucun pardon. Jamais. Êtes-vous toujours décidé ? Pour toute réponse Gambier pencha la tête sur le côté et tira sur le col de sa chemise pour mieux dégager son cou. Alors, l’homme pâle se courba vers lui. Il sentit une violente et très brève douleur quand les canines transpercèrent la peau. Puis, il fut inondé d’une douce torpeur. Il perdit connaissance en se disant que son épouse, elle aussi, allait apprécier ce moment. Il mourut quelques secondes plus tard. Nathalie Gambier ce réveilla le 11 août 1999 d’excellente humeur. D’une part parce que son crétin de mari n’était pas là de la journée, et d’autre part, parce que l’on était justement le 11 août 1999. Cela faisait des jours qu’elle attendait ce moment. Le hasard avait voulu que François décide brusquement de rendre visite à son père. La maison de retraite était à plus de 400 kilomètres : elle serait tranquille jusqu’au coucher. Elle dormirait quand il rentrerait et ne le reverrait donc que le lendemain. 24 heures sans son lourdingue était tout de même 24 heures de gagnées et il ne fallait pas bouder son plaisir. Elle se prépara un copieux petit déjeuner et répéta mentalement le programme de sa journée. Le crépuscule tomba brutalement et, dès que les rayons du soleil s'effacèrent, François Gambier ouvrit les yeux. Il sentit aussitôt qu'une soif dévorante lui brûlait la gorge et lui déchirait les entrailles. Il passa sa langue sur ses dents. Les canines étaient dures et pointues comme des aiguilles. Il savoura en même temps la puissance qui inondait son corps et l'extrême acuité de ses sens. Il se sentait prêt comme jamais il ne l'avait été. Il se précipita dans l'escalier à la recherche de sa femme. Il était grand temps de la transformer elle aussi. La cuisine était plongée dans la pénombre. Il parcourut toutes les pièces, fébrilement , mais trouva la maison vide et sans lumière. Il fut déçu et sa soif monta d'un cran. C'en était presque douloureux. Il réalisa enfin que Nathalie devait être, comme presque tous les soirs, dehors avec son télescope. Il ouvrit la porte qui donnait sur le grand jardin. Tous les animaux s'étaient tus comme si la nature tout entière retenait son souffle. La nuit n'était pas encore dense, et Gambier voyait comme en plein jour. Nathalie lui tournait le dos, allongée dans un transat au milieu de la pelouse. À ses côtés, trônait le télescope. Son bras droit dépassait de l'accoudoir et, d'où il se tenait, il voyait son pouce actionner le déclencheur relié par un fil à l'appareil photo qui était branché sur l'objectif. Au comble de l'excitation, il s'approcha sans faire le moindre bruit. Il fit le tour du fauteuil et se planta devant elle. Nathalie ne l'avait toujours pas remarqué. Elle regardait fixement le ciel. Il prit le temps de contempler sa gorge où la carotide pulsait calmement. Il pouvait presque sentir l'odeur de son sang. Elle était magnifique. Il l'appela doucement et elle se redressa, surprise. Son regard était caché par des lunettes noires. Il vit la moue qui déformait légèrement la commissure des lèvres. Il ne comprit pas, comme toujours, que c'était de la déception. — Ah, c'est toi ! Je croyais que tu ne devais pas rentrer avant plusieurs heures. — Je ne suis pas parti finalement. — Où étais-tu passé ? demanda-t-elle, en s'allongeant à nouveau pour fixer les étoiles. — J'étais avec notre voisin. Le vampire. Elle soupira, agacée. — S'il te plaît, ce n'est vraiment pas le moment de me parler de tes histoires à dormir debout ! — Tout ce que je t'ai dit est vrai. — Écoute, ne pourrait-on pas discuter de ça un peu plus tard ? C'est bientôt fini. Elle cessa de s'intéresser à lui et se concentra à nouveau sur sa passion : le ciel. Gambier ne voyait rien d'autre que le cou de sa femme où ses canines avaient hâte de plonger. Il se mit à genoux. Il se pencha vers elle. Ses lèvres effleurèrent sa gorge. La pointe de sa langue toucha sa peau légèrement salée de sueur. Il entrouvrit la bouche, les dents à quelques millimètres du paradis. Elle se redressa à nouveau, très énervée. — Mais enfin, vas-tu me laisser tranquille deux petites minutes ? Tu ne peux pas au moins me foutre la paix aujourd'hui ? Es-tu bête au point de ne pas comprendre l'importance du phénomène pour quelqu'un comme moi ? L'importance du phénomène ? Il se remit debout étonné. — De quoi parles-tu ? — C'est sous ton nez, imbécile ! clama-t-elle dans un élan du cœur en même temps qu'elle pointait le ciel avec son index. Il n'y a vraiment que toi pour s'intéresser à la gaudriole dans un moment pareil ! Il leva les yeux et vit le disque noir entouré d'une très fine couronne de feu. "Ne vous hâtez pas" Il aurait dû écouter. Il était bien obligé pour une fois de convenir qu'il avait fait une erreur. Il courut en direction de la maison. Sa femme ne le regardait déjà plus. Le disque noir poursuivait sa course, elle ne voulait rien manquer. Elle appuya sur le déclencheur et l'appareil prit des photos en rafale. Gambier n'avait pas fait dix mètres quand les premiers rayons lumineux le frappèrent. Son corps s'embrasa instantanément. Il devint cendre sans savoir qu'il venait de battre un record : celui de la vie vampirique la plus brève de l'histoire : 2 minutes 22 secondes et 9 centièmes selon Wikipédia. Le temps d'une éclipse solaire totale, la dernière du siècle… |
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