Le devoir de Géo



Je dois avouer que je n'étais pas très rassuré en m'installant sur ma chaise ce premier jour de la semaine. Le professeur Cyphère avait l'air de très mauvaise humeur. Il avait certainement passé tout le week-end à corriger nos devoirs de vacances et, visiblement, cette activité ne lui avait pas procuré un plaisir immense. Il avait pour habitude de donner à haute voix les notes de chacun et de commenter celles-ci avec des remarques plus ou moins vaches selon leur hauteur. Il me réservait en général ses plus belles envolées compte tenu du fait que j'étais le plus mauvais de tous ses élèves.
— Asseyez-vous sans faire de bruit, fit-il d'une voix sèche et froide. Je vais vous rendre vos devoirs. Nous commencerons par mademoiselle Thair. C'est excellent comme d'habitude. Vous avez 19/20.
J'étais assis deux rangs derrière elle. Emma la bonne élève. Emma la crack. Emma l'excellence. Emma dont j'étais totalement fou amoureux et qui ne me voyait pas, moi, le cancre. Comment cette déesse aurait-elle pu s'intéresser à un presque débile qui ne lui arrivait pas au petit orteil ?
Absorbé par mes pensées, je n'avais pas remarqué que Cyphère n'avait pas continué son laïus habituel. Il ne disait pas un mot et me fixait intensément, l'œil mauvais.
— Monsieur Vah, êtes-vous avec nous, ou bien êtes-vous parti dans une de vos rêveries dont vous avez le secret ?
Tous les regards étaient tournés vers moi, Emma y compris. Je devais être rouge cramoisi. Quand ça partait comme ça, je pouvais être sûr que ça allait être ma fête. Je savais que je m'étais lamentablement planté. Je m'en étais rendu compte au bout de quelques jours, pendant la semaine d'observation. Pourtant, j'y croyais. Je pensais, pour une fois, avoir eu une bonne idée.
Mais, comme toujours, je n'avais pas été assez attentif aux consignes du prof. Dès les premiers jours, je m'étais aperçu que mon devoir partait en vrille. J'avais plusieurs fois essayé de corriger le tir, mais rien à faire. Plus je remodelais ma copie et plus ça devenait foireux. J'avais fini par abandonner et j'avais rendu un truc qui visiblement avait mis le prof en rage.
— Une fois n'est pas coutume, nous passerons sur le détail de vos notes pour nous concentrer sur le devoir de monsieur Vah qui nous avait déjà habitué à quelques fantaisies mais qui cette fois-ci, je dois le dire, s'est surpassé !
Aïe ! Ça partait mal. J'entendis quelques gloussements. Ce crétin de Luke pouffait dans son coin. C'est plus facile d'avoir de bonnes notes quand on est le fils du prof. Je n'avais jamais pu le supporter, lui, avec son air supérieur. C'est pas juste tout de même ! Certains comme lui ont tout : une belle gueule, un grand corps d'athlète et une cervelle tandis que d'autres comme moi sont des gringalets avec un pois chiche dans le crâne.
Le prof sortit la grosse boule noire et la posa sur son bureau.
— Voici donc l'oeuvre de monsieur Vah. Avant toute chose, je voudrais que vous me disiez si vous êtes totalement idiot ou bien si vous le faites exprès.
Silence. Je regardais le bout de mes chaussures. Emma devait sûrement ricaner avec les autres.
— Monsieur Vah, pouvez-vous rappeler à cette classe l'objet du devoir de vacances que je vous avais à tous confié ?
Je me raclai un peu la gorge et me décidai à répondre.
— Bah.. Euh... je crois qu'il s'agissait de créer un univers stable et ensuite d'y mettre une forme de vie intelligente, m'sieur. Puis d'observer et de guider cette forme de vie dans le chemin de la connaissance.
— Ouuuuiiiiiiiiiiii ! fit-il comme s'il parlait à un gamin de maternelle. C'est bien, mon p'tit Géo.
(Ricanements)
— Bien, nous allons donc décortiquer point par point votre univers parce que franchement, j'ai besoin que vous me donniez des explications. Approchez-vous tous autour de l'œuvre de monsieur Vah.
Nous nous regroupâmes près du bureau de Cyphère. De rouge, mon visage devait avoir viré au livide. Comble de la honte, Emma se trouvait juste à côté de moi. Il allait tout dire. J'allais me couvrir de ridicule.
— Quand on dit univers stable, qu'entend-on par là ? demanda-t-il autant à moi qu'à la cantonade.
Luke leva la main et répondit sans même attendre l'autorisation de son père.
— Ça veut dire un univers éternel, immuable.
— Exactement ! Alors, monsieur Vah, pouvez-vous me dire comment il se trouve que le vôtre soit en perpétuelle expansion ? Je vous écoute.
— Bah... Euh... Au départ, je voulais créer un truc qui alterne expansion et contraction. Mais, je n'ai pas très bien réussi à faire la contraction.
(Rires)
— Assurément monsieur Vah. De ce côté, c'est complètement raté. Ce qui aboutit à un truc, comme vous l'appelez si bien, dont les éléments s'éloignent sans cesse les uns des autres. Autrement dit, dans quelque temps, cette boule sera aussi grosse que vide. Vous pouvez être fier de vous. Passons maintenant à la forme de vie. Où est-elle ?
J'avais la très nette impression qu'il connaissait déjà la réponse.
— Bah... Euh...
— Cessez de nous gratifier de vos "Bah-euh" à tout bout de champ ou bien je vais vraiment me mettre en colère monsieur Vah.
(Re-rires)
— Elle se trouve sur une planète, sur le bord de cette galaxie, dans cette partie-là, fis-je en montrant mon univers du doigt.
Cyphère se mit à applaudir méchamment.
— Bravo ! Vous avez donc composé un univers de quelques milliards de galaxies, chacune composées de plusieurs milliards d'étoiles et vous avez mis de la vie sur... une planète !
— En fait, j'ai essayé de concentrer plein de formes de vie différentes sur un seul endroit.
— Alors, oui ! parlons-en de vos formes de vies ! C'est un vrai fouillis. Ça part dans tous les sens. Laissez-moi vous dire que vous faites de la vie comme un incontinent, monsieur Vah. Vous en foutez partout et n'importe comment !
— Je pensais que ce serait plus joli.
— Monsieur Vah, ceci n'était pas un devoir artistique. Le jour où nous aurons besoin d'artistes je vous le ferai savoir ! Et c'est quoi ce nom ridicule : Terre.
Aïe ! Aïe ! On y était. Elle allait s'en rendre compte.
— Com... Comme ça.
(les rires toujours)
— Passons, dit-il à mon grand soulagement.
Il s'adressa alors à toute la classe. J'en profitai pour jeter un coup d'œil à la dérobée vers Emma. Elle me regardait fixement avec une expression bizarre. Je sentais que je me liquéfiais sur place.
— Nous arrivons maintenant au clou du spectacle, ajouta le prof. Là, dans le style n'importe quoi, c'est du grand art. Mesdemoiselles et messieurs, je vais vous demander de focaliser toute votre attention sur cette fameuse Terre et de bien observer le résultat du travail de monsieur Vah.
Nous nous approchâmes un peu plus. L'épaule d'Emma se pressait contre la mienne.
— Dans un but totalement artistique, Vous avez donc créé l'homme — c'est bien comme cela que vous l'avez appelé ? — à notre image. Vous noterez au passage qu'il leur manque à tous un bras mais bon, personne n'est parfait ! Mais, regardez bien le résultat de votre œuvre. Y a-t-il quelque chose qui vous choque ?
Luke, encore lui, leva la main.
— Ces hommes n'ont pas l'air très futé. Ils font un peu n'importe quoi. Ils s'attaquent même à leur planète. On a du mal à cerner leur comportement.
— Oui, effectivement, c'est le moins que l'on puisse dire. J'ai même l'impression qu'ils sont complètement idiots ! Tout ceci pourrait se résumer à une seule question : c'est quoi ce bordel !
— L'expérience m'a un peu... échappé.
(Rire général)
— Quand j'ai vu ce que ça donnait, j'ai essayé de corriger. J'ai envoyé plein de signes et de messies pour améliorer leur comportement mais il n'y avait rien à faire, répondis-je penaud.
— Evidemment qu'il n'y avait rien à faire. Ce que vous avez créé est totalement débile monsieur Vah. Ce n'est qu'une des raisons de ce fiasco. Et l'autre raison, je pense la connaître.
Silence. Il me fixait avec un regard où je lisais presque de la haine. Je compris subitement qu'il n'avait pas du tout apprécié le folklore que j'avais inventé autour du démon Luke Cyphère.
— Combien de temps avez-vous mis pour créer cette... chose, fit-il en me montrant mon devoir avec dégoût ?
— Sept jours comme vous nous l'aviez demandé, répondis-je d'une voix mal assurée.
Je me voyais mal lui expliquer que j'avais passé mon dimanche allongé sur mon lit à imaginer Emma m'appelant pour me proposer de sortir avec elle.
— Bah voyons ! Et en plus vous me prenez pour un imbécile. Vous êtes tellement abruti que vous avez laissé derrière vous des traces de votre paresse. Vous y avez consacré six jours grand maximum ! Le septième jour vous vous l'êtes coulée douce. Pire qu'un nul, vous êtes un fainéant monsieur Vah. Retournez tous à votre place.
Je regagnai mon siège comme un automate.
— Je devrais passer votre devoir au hachoir à monde. Mais, j'aime assez l'idée que vous montriez le résultat de votre incompétence à vos parents. Je suis certain qu'ils vont apprécier le fruit de votre travail, ajouta-t-il en faisant des guillemets avec deux de ses trois bras. Je vous ai mis 1 et croyez-moi, c'est encore bien cher payé.

Quelques minutes plus tard, j'étais dans la cour de l'école, assis sur un banc, tenant dans mes mains désespérées mon univers raté.
— Salut Géo, je peux m'asseoir ?
Je levai les yeux. Emma était là, devant moi. Sa boule à 19/20 déformait son sac. Elle prit place sur le banc, à côté, sans attendre ma réponse.
— J'ai trouvé que monsieur Cyphère a été injuste avec toi.
— Ah ! tu trouves ? Moi pas tellement.
— Sûr, ce n'était pas réussi, mais il y avait des trucs intéressants.
— Quoi, par exemple ?
— J'ai bien aimé tes fleurs.
J'avais plein de petits picotements partout, vachement agréables. Et puis la dure réalité revint à la surface.
— Putain ! Mon père va me tuer !
— Tu es obligé de rentrer ou tu as deux minutes à me consacrer ?
— Pou... Pourquoi tu me demandes ça ?
J'avais le cœur qui battait la chamade. Emma souriait. Elle tendit la main vers mon univers.
— Donne.
Je m'exécutai. Sa main toucha légèrement la mienne. J'eus l'impression de recevoir la plus douce des décharges électriques.
— Tout d'abord, stabilisons l'expansion de ton univers. Voilà, c'est fait. Pour la Terre, je suis désolée mais il faut tout recommencer depuis le début. Je crois que ton concept d'homme est un peu trop... artistique pour ce type de devoir.
D'un geste, elle effaça tout ce que j'avais créé et commença à redéposer des germes de vies. Elle se leva, tenant toujours mon univers et mon cœur dans ses mains.
— On pourrait y bosser ensemble si tu veux. J'habite à deux pas. On aura juste à y apporter quelques améliorations pour que ça devienne quelque chose de potable. Ça n'effacera pas la note mais tu n'auras qu'à dire à ton père que Cyphère ne peut pas t'encadrer, ce qui est inférieur à la réalité. Pour les prochains devoirs, je t'aiderai.
— Pourquoi fais-tu tout ça ?
— Il faut te faire un dessin ? J'ai bien aimé le nom de ta planète.
Nous partîmes chez elle. Le pire jour de ma vie se révéla être le plus beau.
Il y a des jours où l'on se prendrait à croire à l'existence de Dieu !