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Le forum du Guide - Critiques de livres : Connexes à la lecture : Vos écrits |
Sujet: Une pauvre âme... | |
Auteur | Message | ||
Frankie
Discret Depuis le: 07 novembre 2008
Messages: 2 |
Sujet: Une pauvre âme... Envoyé : 07 novembre 2008 à 10:04 |
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Une pauvre âme quelque part entre l'imaginaire et le réel...
C’est au plus fort d’un épouvantable orage que l’incident se produisit. Je ne me souviens plus du jour, mais au fond, quelle importance ! Ce dont je me rappelle, ce sont les gros nuages noirs qui s’amoncelaient, éclaireurs silencieux d’une funeste colère. J’attendais avec gourmandise la céleste délivrance. L’obscurité gagnait son combat jusque dans mon logis. Ciel et terre semblaient vouloir se mêler, feignant d’ignorer leurs impossibles fiançailles. Dans mon univers clos mais douillet, une pièce entre toutes avait ma préférence, la bibliothèque lambrissée au fond du couloir. Quintessence, il est vrai fort subjective, de la mémoire des hommes, l’endroit à mes yeux trop exigu, cachait en son sein de prodigieux trésors mentaux. Je venais d’en relire l’un des fleurons, « La chute » de Camus, que je tenais pour son ouvrage le plus essentiel. Un torrent de lucidité qui cognait à l’estomac aussi fort que le poing d’un boxeur. Il comprenait l’absurdité, il comprenait le mal. Sa dénonciation était magistrale et son écho en résonnant à mes oreilles ne me laissait aucune issue. Un roman définitif en somme, s’achevant par une irrémédiable sentence. « Il est trop tard, maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement ! ». Jamais encore, des mots ne m’avaient si profondément touché. Une vague d’impuissance envahissait mon cœur. Je craignais fort alors qu’en se retirant, elle ne l’ait asséché pour toujours. J’avais remis l’offrande à sa place, avec aux lèvres le sourire de satisfaction qu’ont les gens repus. C’est étrange. La sensation que votre condition est partagée, vous ne la ressentez jamais aussi nettement qu’à travers un écrit. Le vrai dépouillement n’est possible que par le renoncement de la promiscuité. Caché derrière l’œuvre, l’auteur est bien plus présent que s’il n’était à nos côtés, où nous serions contraints d’échanger sur un ton badin notre superficialité, un baume dont il faut pourtant bénir le soulagement éphémère qu’il nous procure. Le message est jeté dans un espace où les répercussions se propagent à l’infini. Il n’y a pas de dialogue et pourtant tout est dit. Le voile qui obstruait la lumière se déchire, n’appartenant qu’à nous de nous en débarrasser. Mais nous sommes si frileux que nous le raccommodons sans cesse. La vraie nudité nous est épargnée et c’est toujours mieux ainsi. L’aveugle voudrait voir mais la clarté est si douloureuse et la noirceur si rassurante. Je jouissais d’une solitude que j’affectionnais et qui se dérobais plus souvent que je ne le voulais. Planant au-dessus de l’œuvre dont je venais de me gorger, j’étais happé par une sorte de distorsion temporelle. Le regard agacé par un épais rideau de pluie, j’errais dans le labyrinthe de mes pensées inavouables. Le monde des vivants m’était, en cet instant suspendu, parfaitement étranger. Le ciel finit enfin par se libérer dans un craquement infernal. C’est alors qu’une voix m’arracha au vertige grisant et me pétrifia littéralement. Seul mon cœur faisait des bonds insensés qui ne tarderaient plus, m’en inquiétais-je, à le faire sortir du squelette qui l’abritait. - Es-tu prêt à me livrer ce que je suis venu chercher ? siffla une voix sépulcrale. - Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? criai-je sans le vouloir. Je tentais de dominer la pénombre pour apercevoir l’émetteur incongru. - Peu importe poursuivit l’inconnu. Considère que je peux t’être aussi précieux qu’une loupe à un diamantaire. Je m’apprêtais alors à avancer d’un pas quand la voix reprit plus menaçante. - Je te suggère de rester où tu te trouves. C’est un amical conseil, je te l’assure. - Sinon que ferez-vous ? tentais-je de lui lancer avec assurance. - Essaie et tu le regretteras aussitôt glissa froidement mon visiteur. Le ton était si tranchant que j’eus l’impression que mon sang allait geler dans mes veines. N’étant pas d’un naturel hardi, je décidais de ne pas obéir à l’injonction et tentais de calmer le jeu. - Qu’attendez-vous de moi ? repris-je avec précaution. - L’instant se prête à la confession. Les éléments se déchaînent. Que faire d’autre sinon attendre que passe la colère. Voudrais-tu que je t’aide à y voir plus clair ? murmura la forme. - Confession ? lui dis-je. Vous sentiriez vous l’âme d’un prêtre ? - Non, plutôt celle d’un juge. - En vertu de quoi ? - De ce que je pressens. - Et qu’est-ce donc de si mystérieux ? - C’est l’heure de la duplicité. Tout est perdu ou tout ne fait que commencer… - Bien trop abscons pour moi. Partez maintenant, je vous en prie ! - M’enfuir. Mais comment le pourrais-je ? Allons. Sois conciliant je t’en conjure. - Me voulez-vous du mal ? - A toi de me le dire. - Pourquoi me tutoyer et qu’êtes-vous donc venu chercher ? C’est bien ce que vous prétendiez tout à l’heure ? - Le tutoiement sied à l’absolution. Je l’appelle même de tous mes vœux pour qu’un climat de confiance s’instaure au plus vite. Cependant, cette situation tient seulement la route si je perçois un semblant de sympathie, mâtiné du minimal respect qu’il fait bon ressentir. Vois-tu, je suis venu me repaître de vérité. Elle est une douleur qui a besoin d’être extirpée. Peu convaincu par son prêche, je déclarais de façon peu amène. - Je ne saisis pas. Je vous assure. Il va falloir m’aider. - D’accord. Laisse-moi te guider et réponds à ce qui suit. Le voyage sera court mais éprouvant. Pour peu que tu saches convenablement nager en eaux troubles, tu auras appris quelque chose. Un frisson me parcourut l’échine. Ni la peur ni l’effroi n’en étaient responsables. Mon incompréhension me terrifiait bien plus. J’étais une victime à la merci d’un bourreau dont l’ambiguïté des intentions me paralysait. - Comment te décrirais-tu ? commença mon étrange interlocuteur. - Physiquement ? - Mais non pauvre idiot. Dis-moi qui tu crois être vraiment ? - Quelqu’un qui tente d’exister sans savoir toujours comment s’y prendre. - La vie est là pourtant, qui vous fait de l’œil pour que vous la preniez avec rudesse. Mais on s’y refuse pour ne pas la froisser. Alors elle se consume, seule, sous votre nez, en vous narguant de ne l’avoir pas honorée quand il était encore temps. Elle n’aime pas les indécis, les hésitants, les cœurs fades, les larmoyants. Elle veut qu’on la rudoie, qu’on lui souffle son haleine brûlante par tous ses orifices. Elle veut trembler d’extase devant un corps impatient et n’a que faire des tiédeurs. - Je manque sans doute d’aptitudes. - A ton visage grave, j’aurais juré le contraire. - Comme quoi, les apparences peuvent être trompeuses. - Je crois que ton intelligence est inadaptée à la marche du monde parce que tu crois qu’elle peut t’aider à tout comprendre. Cette surestime ne te rend pas service. Accepte ses limites, accède au renoncement quand il le faut. Ta paix intérieure en dépend. - Renoncer à quoi ? A me questionner ? - Dis-toi bien que les hommes sont ce qu’ils veulent. Anges et démons s’apostrophent en eux, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus. Le plus à craindre, c’est qu’ils se neutralisent, lui laissant alors le libre choix. - L’humour, la dérision, les distractions sont des paravents efficaces. - Leur puissance est un leurre. Les hommes ne s’amusent-ils pas pour oublier qu’ils sont malheureux ? Est-ce le bonheur qui les fuit ou bien font-ils en sorte qu’il ne vienne pas à leur rencontre ? Son absence les troublent, ils la déplorent et pleurent sur leur sort. Le voilà qui pointe son nez, ils s’inquiètent déjà de son départ soudain. Le plaisir est dans la quête quel qu’en soit l’objet. Se hasarder au-delà c’est risquer l’effroyable déception, cette émotion révélatrice de notre insondable abîme. Avant que je n’aie envisagé la moindre réplique, la voix passa du coq-à-l’âne. - Quelle a été ta dernière observation, sois précis, donne-moi des détails ? - Celle d’un groupe de bambins dans le square de ce quartier, pas plus tard que ce matin. Après une courte période de découverte nimbée de suspicion enfantine, quatre garçons et trois fillettes en sont venus à jouer ensemble aussi spontanément que peuvent se chambrer des amis de longue date. Les mères assises sur des bancs vert délavé, semblaient happées par des propos tenus bruyamment par l’une d’elles. Les deux générations s’ignoraient à ce moment-là aussi sûrement que si l’autre était absente de leur périmètre visuel. Elles reproduisaient pourtant le même schéma qui veut que dans tout groupe composé, un meneur naturel dicte la marche à suivre en monopolisant la parole. La mère volubile vantait probablement les exploits de sa jeune progéniture, dont le génie évident reléguait au rang d’arriérés profonds les marmots de son âge. Les autres mamans, visiblement peu offusquées par la prétention mégalomane de leur compagne, semblaient à tout le moins accepter la prétendue supériorité de l’Einstein en culotte courte. Les mômes, entrés de plein pied dans l’univers dessiné par leur chef, commençaient à mesurer leur force. Sans distinction de sexe, ils s’agrippaient, s’étranglaient furtivement, se défiaient du regard avant de se sourire encore, proches de l’épuisement. Les mamans, trop absorbées, ne s’étaient aperçues de rien, malgré les cris ambigus qui fusaient dans tous les coins. Un condensé de conflit s’était déroulé sous mes yeux sans qu’aucune médiation adulte ne doive s’imposer pour y mettre un terme. Une inversion des responsabilités établies s’est produite. Toutefois, leur candeur désertera leur carcasse oisive avant que les premiers boutons ne ravagent le faciès de transition qu’ils devront arborer sans jamais l’accepter. Voilà mon avis. - Tu as des enfants ? - Un déjà là et l’autre en route. On l’attend. - Attendre un enfant. Quelle curieuse expression ! Comme si cette attente était subordonnée à un éventuel refus. Un fœtus à la conscience suraiguë, d’une prodigieuse clairvoyance, qui ayant eu tout le loisir d’évaluer une situation courue d’avance, dénierait à sa porteuse le droit de s’arroger égoïstement le pouvoir décisionnaire. - J’exsude parfois le pessimisme mais j’ai trouvé mon maître. - L’enfance est une parenthèse avant la corruption. Les bébés valent-ils mieux que les adultes ? A s’y pencher d’un peu plus près, qu’est-ce qui rend le jeune enfant si vertueux ? Sa fragilité, sa déconcertante mais néanmoins craquante fragilité. Son aptitude à bousiller petit à petit son âme grandira de concert avec lui. Le mécanisme a très peu de chance d’être enrayé. Plus le pouvoir personnel s’affirme, plus il éloigne de l’essentiel. - Sauriez-vous dire ce qui compte plus que tout ? - Le don de soi. - Qui se traduit par ? - Le désintéressement total. Ne jamais rien attendre en retour et surtout désirer cela par-dessus tout. - L’amour sous sa forme la plus altruiste, quoi. - Justement, l’amour, qu’est-ce donc pour toi ? - Ah, s’il faut parler sentiments, alors… - Aimes-tu ? Mon silence en devint si assourdissant que j’en éprouvais une terrible honte. - Quelqu’un d’autre que toi-même, poursuivit la forme. - J’ai le cœur trop grand quand il faudrait qu’il soit sur mesure répondis-je. - Est-ce à dire qu’un choix s’offre à toi ? - Touché. - Que voudrais-tu ? - Juste un instant sentir la pulpe de ses lèvres, penché sur elle, sans gravité. - Cela suffira-t-il à ton bonheur ? - Hélas non. C’est bien ce qui me torture. - Que souhaiterais-tu qu’il advienne alors ? - Je ne sais pas. Que je demeure pour elle un regret plutôt qu’un remords, en espérant insidieusement le contraire. - Triste choix, amère condition. - Et la légitime, quelle est sa faute ? - Me laisser entrevoir un déséquilibre. Un déficit d’imagination chez elle et un trop-plein chez moi. - Tu cherches donc quelqu’un qui te supplante en ce domaine ? - Même pas. - Alors quelle vertu la distingue ? - Pas de vertu mais une sensation. Celle que tous les événements désormais seront datés du jour de notre rencontre. Et pourtant tout semble vouloir nous nuire. - L’amour n’a pas besoin d’un sort facile. - Avec moi, il est servi. - Qu’y a t-il de si insurmontable ? - Certaines conventions. - Me parlerais-tu de réputation ? - Plutôt de perception. - Il ne semble pas que tu sois homme à te laisser décontenancer par ce genre de pratique. - Vous pourriez rajouter humaine, trop humaine. - T’aimes-t-elle en retour ? - Disons qu’un duel s’est engagé sur l’autoroute de son cœur. Aurais-je le carburant nécessaire pour semer mon concurrent ? Je suis bien capable si une panne m’accable, de le défier en courant. Et je suis bien fichu de gagner… Aucune réponse sensée ne pouvant suivre une phrase aussi saugrenue, l’étranger choisit de frapper mon esprit d’une projection mentale. Je vis alors clairement la scène et m’entendis dire à cette dulcinée que je l’aimais comme ma peau. Je compris à sa moue pincée que lancée pourtant avec la plus douce des ironies, la réplique lui parut trop cinglante. Confus, je lui expliquais en bafouillant que je l’aimais comme ma peau, inséparable de moi sous peine de vives douleurs. Sa réaction polie et son sourire contraint m’ont achevé. La bulle s’est refermée. - Et le sexe dans tout ça ? reprit mon assaillant. - Ca sert à se blottir quand le froid s’insinue et que grelotte notre âme. - Tu en fais une affaire cérébrale où seuls les sens devraient l’emporter, non ? - Est-ce incompatible ? - Non si l’on nie l’efficacité. - Et le rendement en ce domaine quel est-il ? - Le frisson. - Qu’est le frisson sans extase ? - Un moindre mal. Es-tu jaloux ? Non, comment pourrais-tu décemment l’être d’ailleurs ? - Je m’enorgueillis de l’être et c’est pourtant un excès de confiance en soi. Je ne suis pas coutumier du fait. - Tu te bas contre des moulins, pauvre Don Quichotte. - Je lutte contre l’oubli, le vrai désastre du monde. Il est pourtant la plus tendre des excuses, la plus humaine des tendances. Il rend supportable l’inconcevable combat que nous menons. - Pourquoi se battre contre ce qui soulage ? - Souffrir est parfois préférable car cela nous rassure de savoir que l’on est bel et bien vivant. - Avoir mal te permet-il d’épargner les autres de ce terrible fléau ? - Je vois le mal, je sais le reconnaître. Faire le bien ne m’est pas pour autant familier. C’est un apprentissage. N’est-ce pas ce que l’on nomme la morale ? Je ne crois pourtant pas en être dépourvu. Et tout ça sans croire. - Et Dieu dans tout ça ? - Il est mort depuis très longtemps. Nous ignorons ce qui l’a terrassé. Je crus discerner un bref soupir. La voix reprit, affirmative. - Le malheur n’est pas d’être dans l’erreur, c’est d’y rester. - Comment savoir si j’y suis ? - Tu le sauras quand tu ne pourras plus rien y changer. - Que tirer alors de votre bel aphorisme ? - Rien sinon que de renforcer ta lucidité. - Je voudrais souvent l’être moins pour jouir enfin de mon innocence. - Quelle est ta principale angoisse, celle qui taraude en permanence ton esprit ? - La fuite du temps car elle est le reflet de mon impuissance. Comment gérer un temps dont j’ignore les limites ? - Ne crois surtout pas que fuir le temps est réalisable. Pour en avoir une conscience aiguë, il faut en être un spectateur privilégié. Ne se consacrer à rien d’autre qu’à cette exacte comptabilité. Lutter ne sert à rien, il est ton partenaire. Un ami qui te tuera un jour, mais un ami fidèle qui te suivra jusqu’à la tombe. - Un ami oui. Qui n’exige rien de vous sauf le plus intime. - Il a la délicatesse de te quitter en même temps que ta conscience. Dubitatif, je m’apprêtais à entamer une tirade sur l’idée que je me faisais de la mort en général et de certains trépas en particulier, quand mon hôte se fit aussi imprévisible qu’un savon. - Un travail ? - Oui. Comment appeler ce qui consiste à faire au mieux ce qui nous est parfaitement étranger. - Comment le qualifierais-tu ? - Décérébrant parfois, mécanique souvent, futile toujours. - Quel type de personnes y exècres-tu le plus ? - Je hais les opportunistes parce qu’ils sont des égoïstes en gestation. - Dis-toi que seul l’égoïste est heureux. Dès que vous vous préoccupez de l’autre, vous vous liez à la peine sempiternelle. - Je me force à faire bonne figure. La survie est en jeu. - Pourquoi se contraindre. La soumission lorsqu’elle dure devient un choix. Espérer dans la tragédie n’a pas de sens. - Ce que je veux c’est écrire. - Ecrire est la plus belle des vanités. Sais-tu pourquoi tu le veux ? - Non, sinon à quoi bon le faire. - Et quel est le bilan à cet instant ? - Il est pitoyable. J’ai isolé ma passion par instinct. Gratter du papier m’est aussi nécessaire que le souffle mais l’insatisfaction rôde puis se pose inexorablement. - Veux-tu une prédiction ? - Surtout pas, mauvais augure. - Bien. Alors envisage l’hypothèse hautement probable où ton absence de talent saute aux yeux de tous. Ce blocage qui perdure est peut-être la protection de ton ego. Cela t’évite de savoir. Et puis qu’en resterait-il de toute façon ? Un nom sur des lèvres. - L’illusion est ma conception de l’espoir. Elle le vaut bien. Contre toute attente et à rebours de toute logique discursive, la voix prit un malin plaisir à me resservir du macabre. - Que t’inspire la mort ? - Nous y revoilà. Vous avez de la suite dans les idées. Mais qu’il est ardu de saisir votre stratégie. Disons que l’imagerie coutumière de la faucheuse ne rejoint en rien ma vision de la camarde. Symbole de libération de notre carcan charnel, une apparition aux contours vaporeux correspondrait mieux à mes attentes. J’entendis une espèce de gargouillement que j’eus l’indulgence de prendre pour un rire. - Et le suicide ? N’y as-tu jamais songé ? - Non. En aucun cas. - Donne-moi une bonne raison de le refuser. - La force de l’habitude. L’ennui est douloureux lorsqu’il vous gagne à peine. Après s’être mêlé à vous, vous savez qu’il reviendra plus souvent, de la même manière que l’on visite assidûment ceux qui seront bientôt morts. Il faut bien que la rétine s’imprègne des traits que nous ne verrons plus qu’en photo, laquelle au fil du temps, prendra la teinte jaunâtre que le temps appose sur le passé. Jusqu’à n’être plus soi-même, un jour, qu’un lointain souvenir, puis plus rien, l’anonymat total, le gouffre sans retour. - Ton destin n’est-il pas de mettre fin aux tourments ? - Pas de cette façon. Je voudrais que la terre s’ouvre, qu’elle m’engloutisse dans ses entrailles et me régurgite aussitôt, exposant ainsi mon corps mutilé à la mémoire du monde. - N’est-ce pas la liberté suprême que d’avoir le choix ? - L’invention des dieux est l’antidote au suicide. Depuis l’origine, nous avons eu besoin de prévenir le néant. Ne serait-ce que pour cela, mon athéisme s’incline de respect devant tant d’ingéniosité. Mais la perversion n’a pas tardé hélas. - Partir avant les siens n’est-ce pas la plus douce des récompenses ? - C’est le meilleur moyen de se débarrasser de son malheur sur les autres. - Tu es bien sûr de toi. Qu’est-ce qui te fait croire avec tant d’assurance que tu as apposé ton souvenir dans un cœur autre que le tien. - Je l’espère sinon pourquoi continuer ? - Balivernes. Tu exhales l’envie de durer et te trompes cependant de chemin. Il faut durer pour vivre et non l’inverse. La nuance est grande. - Me blâmez-vous pour ce que je pense ou pour ce que je fais ? - Quelle différence ? - Celle qu’il y a entre le visible et l’invisible. - Agir. En avoir l’intention. Seuls les effets sont tangibles. - N’est-ce pas là le primordial ? - Certes pas ! - Comment osez-vous tenir de tels propos ? - Tu as maintes fois tué dans tes rêves, tes pensées, tes pérégrinations mentales. Jamais toutefois un représentant de l’ordre ne t’a étreint le bras en te proclamant tes droits. Serais-tu pour autant innocent de tous les crimes, toutes les atrocités, toutes les barbaries commises à chaque seconde partout sur cette planète ? Ta main n’a pas frappé mais ton indifférence à la souffrance des autres suffit à ternir la pureté de façade que tu entretiens si hypocritement, si sournoisement. Complicité par indifférence, voilà l’acte d’accusation. Les ordures les plus viles ne sont pas toujours celles que l’on pense, celles que l’on espère. Tu n’y changeras certainement rien mais aie le courage de l’assumer. Sidéré par la fureur du propos, j’en demeurais ébahi. Ne sachant comment poursuivre, je laissais s’étendre le silence qui me parut durer une éternité. La voix finit par reprendre. - Toute la question est de savoir si ton âme est seulement inassouvie, ce qui laisserait un espoir. Je dirais qu’elle est insatiable et par conséquent, destructrice. - Alors, que puis-je faire ? hurlais-je de désespoir. Aucune réponse ne suivit cet appel au secours. Quelque chose d’indéfinissable venait de me faire comprendre qu’avait pris fin cet étrange ballet vocal. La pluie diluvienne semblait avoir cessé. L’intermittente lumière d’éclairs lointains frappa le coin de ma rétine. Un peu cotonneux, je décidais alors de me lever du fauteuil dans lequel je m’étais installé et je l’espérais plus que tout, assoupi. Pourtant, je me mettais fébrilement à la recherche de mon visiteur. Prudemment, j’arpentais les pièces de l’appartement à la recherche d’un indice m’indiquant que je n’avais pas rêvé. Personne. Aucun changement dans l’ordonnancement habituel des lieux. Parvenu dans la cuisine, mon corps tremblant s’enquit maladroitement d’un couteau. Mon attention fut alors attirée par le bruit d’un robinet qui fuit. Je ne tardais pas à localiser l’origine de cet écoulement et me précipitais dans la salle de bains. Face au miroir, je vis un visage éteint qui m’apparut différent du mien. Des traits pourtant similaires mais un regard si différent. - Qui êtes-vous lâchais-je faiblement ? - Et si je n’étais qu’une entité, la matérialisation malsaine de ton âme crus-je entendre aussitôt. Ma lame rutilante, en un éclair voulut perforer ce corps stérile. Un seul coup et la vitre explosa, me crachant à la face ses vilains éclats. Mêlé à ce fracas de verre, un bruit sourd se fit aussi entendre. Je portais la main à mon cœur ensanglanté duquel s’échappait en vermeilles éclaboussures le fluide vital qui ne le serait bientôt plus. Je ne tardais plus à m’écrouler, suffoquant puis inerte. Epilogue Miraculeusement, j’ai survécu, incapable de mettre pendant de nombreuses années des mots sur ces mystérieux instants. Que s’est-il réellement passé ? Je n’ai toujours pas de réponse définitive même si je crois que je n’étais pas tout seul. Un être impalpable m’a rendu visite. Du moins je préfère y croire. Pour les autres, j’ai glissé vers un univers parallèle que je suis le seul à connaître. Je me suis à leurs yeux décomposé, pour ne laisser en leur royaume que les morceaux de l’apparence. Un corps irrigué, chaud, mais vide de sens. Je n’ai plus dès lors croisé que de tristes regards qui respiraient la pitié. Moi aussi j’ai pitié de leur autisme même si d’autres individus disséminés sur ce noyau fertile savent l’étrangeté et la perçoivent avec la même acuité. A ces sœurs et frères perdus, je laisse un témoignage imparfait mais sincère. La mort est imminente désormais. Quand elle viendra, je ne sentirais pas sa piqûre. Le linceul de ma prétendue folie l’intriguera. Elle me ravira alors avec une volupté inhabituelle. Du moins, je l’en supplie. Après tout c’est peut-être elle qui ce jour-là m’épargna. Elle cherchait une raison de repousser l’échéance. Pas par bonté mais par jeu. J’étais incompris, je le suis demeuré mais pour d’autres raisons. Je n’aurais fait qu’expier ce qui m’a toujours semblé anodin. Dehors, il y a le monde. Tout le malheur est là. Une foultitude anonyme, bigarrée et complexe grouille sans cesse sous mes fenêtres. Vers quel destin poisseux marchent ces corps analogues ? Ont-ils séparément conscience de celles et ceux qui les entourent lorsqu’ils les frôlent inévitablement ? Peut-être pas ! Sinon pourquoi s’ignoreraient-ils ainsi, avares du moindre sourire, comme si en les dispensant au tout-venant ils dilapidaient inutilement une denrée trop précieuse ? Posée abruptement, la question de l’incommunicabilité est jetée en pâture à mon raisonnement incertain. Que puis-je faire ? Pleurer enfin ou bien me taire à tout jamais… |
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Frankie
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