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USHAD

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Categorie: Connexes à la lecture
Nom du Forum: Vos écrits
Description du Forum: Un petit poème, un petite nouvelle...
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Date: 27 novembre 2024 à 16:07
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Sujet: USHAD
Posté par: thimul
Sujet: USHAD
Posté le: 24 mai 2011 à 07:21
J'ai pris quelques libertés avec certains personnages de fiction.


Madame Wood, la directrice de l'établissement, entra précipitamment dans la salle de détente du rez-de-chaussée suivie par Jason Fox, le nouvel aide soignant qui, dans une heure, allait effectuer sa première nuit dans la résidence « Kennedy ».
— Monsieur Kerrap, voulez-vous bien descendre de la table s'il vous plait !
Sous les yeux étonnés de Jason, l'homme hors d'âge, qui était accroupi sur la table au beau milieu d'un jeu de petits chevaux, dont il avait bien évidemment éparpillé les pièces, consentit à poser ses pieds sur le sol et libérer l'espace au grand soulagement des autres pensionnaires qui n'en finissaient plus de protester.
— Ils commencent à sacrément nous emmerder ceux du quatrième ! dit un résident dont la tête ne cessait de dodeliner de droite à gauche
— C'est vrai ça ! ajouta une petite dame flétrie à la voix de crécelle. C'est notre salle de jeu à nous. Ceux du quatrième, y z'ont rien à faire ici !
— Allons, allons, messieurs et mesdames, fit la directrice en affichant son sourire le plus conciliant. Je suis sûr que Monsieur Kerrap n'a pas fait exprès de vous gêner dans votre partie et qu'il va bien gentiment remonter au quatrième étage. N'est-ce pas Monsieur Kerrap ?
Le vieil homme élancé ne dit pas un mot et, docilement, sortit de la grande pièce pour se poster devant l'ascenseur aussitôt accompagné par une femme qui appuya sur le bouton.
— Il ne parle jamais, chuchota Madame Wood en agrippant Jason par le bras pour, à son tour, sortir de la salle d'ergothérapie (comme on l'appelait un peu pompeusement). Il a perdu l'usage de la parole depuis un accident vasculaire cérébral il y a trois ans. Il n'a plus toute sa tête le pauvre garçon.
Jason se garda bien de toute réflexion. Il venait d'être embauché et ne se sentait pas de commettre une gaffe le premier jour ou plutôt la première nuit.
— Nous allons, nous aussi, monter au quatrième continua la femme. C'est là que vous travaillerez. Je dois tout de suite vous avertir que c'est un travail difficile. Vous serez payé en conséquence, mais ce serait malhonnête de ma part si je ne vous disais pas qu'aucun de vos prédécesseurs n'a tenu plus de deux mois dans ce service.
— Vous savez, dit-il, j'ai une grande expérience des maisons de retraite. J'ai travaillé cinq ans dans une institution, près de New York, spécialisée pour les personnes âgées atteintes de maladie d'Alzheimer. Comme ici, je surveillais les résidents la nuit.
— Et pourquoi donc êtes-vous venu vous perdre dans le fin fond de l'Ohio ?
— Rapprochement familial. Mon ex-femme a décidé de déménager et de vivre dans cette région. Si je voulais voir ma fille régulièrement, je devais faire un choix. J'ai fait celui de la suivre.
— Espérons que vous n'aurez pas à le regretter, fit Madame Wood d'un air sombre en pénétrant à son tour dans l'ascenseur.
Elle ne dit plus un mot pendant que la cabine avalait les étages. Ils en sortirent pour se retrouver face à une porte qui n'avait rien de celles que l'on trouve habituellement dans ce genre d'endroit. Tout en haut, cinq lettres étaient gravées dans le métal : U.S.H.A.D. La directrice composa un code d'au moins 8 chiffres, fit tourner une barre sur son axe comme elle l'aurait fait de la roue d'un bateau et tira vers elle une porte d'acier qui devait bien mesurer dans les trente centimètres d'épaisseur.
Jason n'avait aucune idée de la signification des lettres inscrites, mais préféra ne pas dévoiler son ignorance.
— Est-ce nécessaire une telle sécurité ? fit-il avant de pénétrer par l'ouverture.
Elle le regarda, une expression étrange dans le regard. Comme si elle essayait de le jauger.
— À vrai dire, finit-elle par répondre, je me le demande moi-même. Venez, que je vous présente nos onze pensionnaires.
Un vieil homme grand et sec, affublé d'une belle crinière blanche, marcha à petits pas vers eux, l'air visiblement inquiet.
— N'auriez pas vu ma femme ?
— Elle ne doit pas être bien loin dit-elle rassurante. Je vais demander qu'on la cherche avec vous, d'accord ?
Sans attendre sa réponse, elle héla une aide soignante qui s'empressa.
— Agnès, voulez-vous vous, je vous prie, aider Monsieur Darchir à trouver son épouse s'il vous plait ?
— J'y vais tout de suite, Madame la Directrice.
Aussitôt, la jeune femme sortit une paire de lunettes qu'elle chaussa sur son nez, prit délicatement la main du vieil homme, et l'emmena avec elle en lui parlant d'une voix douce et rassurante.
Madame Wood se tourna alors vers le nouvel aide soignant.
— Monsieur et Madame Darchir sont ici depuis un an. Il a une maladie de Parkinson. Quant à sa femme, elle déambule sans cesse et se déshabille souvent. Comme il ne peut pas la suivre à cause de ses difficultés pour marcher, je vous laisse imaginer le nombre de fois où nous sommes obligés de l'aider à la retrouver.
— Le personnel à l'air très attentionné. J'espère que je m'entendrais bien avec mon collègue de nuit.
— Malheureusement, je crains que vous ne vous sentiez bien seul pendant plusieurs jours. J'ai le plus grand mal à trouver du personnel compétent qui accepte de travailler dans cette unité. Vous ne pouvez imaginer le soulagement de vous avoir recruté. Les deux aides soignants qui travaillaient ici nous ont lâchés en même temps. Quant aux autres membres du personnel, ils refusent catégoriquement d'effectuer des nuits dans ce service.
— Est-ce si terrible que cela ? plaisanta-t-il.
— Disons que ce service est peu plus lourd et surtout un peu plus inhabituel que ceux dans lesquels vous avez exercé jusqu'à présent.
Tout en l'informant, elle avança jusqu'à une grande salle où trois pensionnaires étaient postés devant la télévision. Deux d'entre eux, assis dans des fauteuils roulants, s'invectivaient à tue-tête et leurs voix plus ou moins chevrotantes couvraient les dialogues d'un feuilleton insipide.
— Fais gaffe à c'que tu dis trou du cul, si tu veux pas te retrouver avec des glaçons dans le pantalon ! Ta quéquette sera encore plus minuscule que d'habitude !
— Au moins, la mienne, elle marche encore ! C'est pas une nouille trop cuite comme la tienne ! Et si tu continues à me les briser j'y fous le feu, abruti !
— Pff ! Avec quoi ? Tu s'rais même pas capable de faire cramer une allumette, vieux débris !
— Et toi, tu vaux même pas un frigo pourri !
— Allons, allons, Monsieur Kader et Monsieur Morst ! intervint la directrice. Quand cesserez-vous de vous chamailler tous les deux ? Ne voyez-vous pas que vous empêchez Madame Mureno de suivre son feuilleton ? C'est que vous finiriez par nous amener de l'orage avec vos bêtises !
Les deux vieillards cessèrent immédiatement leur pugilat, non sans s'être adressé des regards assassins. La vieille dame noire émit péniblement un merci en direction de Madame Wood qui lui adressa un de ses sourires bienveillants dont elle avait le secret, avant de ressortir.
— Vous venez d'en voir trois de plus fit-elle. Ces deux zigotos ne peuvent pas se voir en peinture : le feu et la glace ! Madame Mureno est quelqu'un de très calme, mais mieux vaut, chez elle, ne pas déclencher la tempête.
Elle frappa à la porte d'une chambre et entra sans attendre la réponse. Un homme chauve au visage vultueux, un peu bedonnant, vint aussitôt à leur rencontre. Il avait l'air un peu énervé.
— Bonjour Madame ! Madame ?
— Madame Wood, Monsieur Krast. Comme hier, et comme avant-hier : Madame Wood.
— Bien, bien, fit-il : et mon avion ?
— Quel avion ?
— Celui que j'avais garé dans la cour. Il est où ?
— Nous avons dû le mettre ailleurs, répondit-elle sans se démonter. Mais, ne vous inquiétez pas, nous avons toute une équipe qui s'en occupe.
— Ah, très bien. Parce que voyez-vous, je dois partir demain pour voir le président. Il a une mission très importante à me confier.
— Et bien nous verrons cela demain, voulez-vous ? En attendant, je vous présente Jason Fox, le nouvel aide soignant qui s'occupera de vous la nuit. J'espère que vous ne ferez pas trop de bêtises !
L'homme sembla échanger avec elle un sourire complice qui se transforma en gloussement. Une fois les présentations faites, elle rouvrit la porte pour sortir dans le couloir.
— Et mon avion, il est où ?
Elle referma sans lui répondre.
— Dans dix minutes, dit-elle, il aura oublié votre existence. Monsieur Krast est un ancien alcoolique. Il souffre d'une démence de Korsakof. Il ne se souvient pas de ce qu'il a fait il y a un quart d'heure et invente sans cesse des choses délirantes à la place pour combler les trous dans sa mémoire. C'est un peu perturbant au début, mais on s'y fait très vite. Il ne sert à rien d'essayer de le raisonner. D'ailleurs, c'est une règle que nous appliquons toujours : éviter de contrarier nos résidents.
Ils avancèrent un peu plus dans le couloir et croisèrent un homme voûté qui sortait de sa chambre en tenant une canne blanche.
— Voici Monsieur Romduck. Il est aveugle et malheureusement également sourd. Il est très difficile de communiquer avec lui. Mais, depuis trois ans qu'il est ici, il a pris ses repères. Il connaît l'heure des repas. Sinon, la plupart du temps, il reste dans sa chambre.
Elle poursuivit encore son chemin et entra cette fois-ci dans une salle à manger spacieuse, où deux autres hommes âgés étaient attablés. L'un deux, aux favoris argentés, avaient des prothèses à la place de chaque main et mâchouillait un cigare éteint.
— Je vous présente Monsieur Thewlot. Monsieur Thewlot, je vous présente Monsieur Fox, notre nouvel aide soignant. Dois-je vous rappeler qu'il est interdit de fumer dans les salles communes ? ajouta-t-elle au résident.
— Dois-je vous rappeler que mon cigare est éteint ? répondit Thewlot du tac au tac.
Elle ne s'attarda pas et passa aussitôt à la table suivante. Ils entendirent distinctement le vieil homme murmurer :
— Vieille chouette !
— Monsieur Thewlot est un peu ronchon, mais il n'est pas méchant pour deux sous. Voici Monsieur Smermus, fit-elle en posant une main bienveillante sur les épaules d'un autre pensionnaire. Comme vous le voyez, Monsieur Smermus porte des lunettes noires qu'on ne lui retire jamais, même quand il dort. Il dit qu'il se sent beaucoup mieux avec. J'insiste sur ce point, Monsieur Fox : ne lui retirez jamais ses lunettes.
L'homme était installé dans un fauteuil spécial, moulé à son corps. Totalement grabataire, il ne donnait aucun signe de présence au monde.
— Venez, dit la directrice en reprenant la direction du couloir. Je vais vous présenter notre dernier résident. Monsieur Branne.
Elle alla tout au bout du couloir et pénétra dans une pièce plongée dans la pénombre. Elle était dépourvue de fenêtre et les murs étaient tous recouverts d'épais matelas. La porte était d'un alliage de métal et d'une épaisseur d'au moins 20 cm. Là, elle chuchota au pied d'un lit où gisait, à plat dos, un être qu'on aurait cru plus mort que vivant. Dire qu'il était maigre était un doux euphémisme. En effet, il n'avait littéralement que la peau sur les os et n'aurait sûrement pas dépareillé dans un film documentaire sur les camps de concentration du siècle dernier. Un tuyau sortait de son abdomen et était relié à une poche d'où coulait un liquide de couleur crème. Il reposait sur un lit sophistiqué que Jason avait déjà vu dans un reportage sur les services de grands brûlés : un lit fluidisé où le corps était porté sur un coussin d'air qui prévenait l'apparition d'escarre.
— Monsieur Branne est le plus vieux pensionnaire du quatrième étage. Il souffre de troubles du comportement extrêmement graves qui nécessitent le recours à de fortes doses de sédatifs. Vous veillerez à lui donner 100 gouttes d'halopéridol toutes les deux heures. Même s'il vous semble absolument tranquille, j'insiste pour que vous lui administriez son traitement. Vous pouvez le faire par la sonde de gastrostomie qui nous permet également de l'alimenter. Maintenant, j'aimerais que vous veniez avec moi dans mon bureau qui se trouve au premier étage. J'ai quelques papiers à vous faire signer avant que vous puissiez prendre votre poste.
Ils refirent le chemin en sens inverse, et croisèrent deux membres du personnel qui commençaient à installer les résidents dans la salle à manger pour le dîner.
— Betty ! aboya Madame Wood.
— Oui ? fit l'une d'elles en s'approchant l'air vaguement inquiet.
— J'ai, une nouvelle fois, retrouvé Monsieur Kerrap au rez-de-chaussée. Il me semble vous avoir déjà dit qu'il était sous votre surveillance et sous votre responsabilité.
— Oui, je sais Madame la Directrice. Je… Je vous prie de m'excuser. Je ne sais pas comment il a fait pour s'échapper.
— À défaut d'un cerveau, vous avez sûrement des yeux, servez-vous-en ! C'est mon dernier avertissement. Après, je serais obligée d'en informer qui vous savez.
Une lueur de pure terreur voila un bref instant le regard de la jeune femme.
— Je ferais plus attention la prochaine fois.
Sans s'intéresser plus avant aux excuses de son employée, Madame Wood ouvrit la lourde porte qu'elle referma aussitôt que Jason l'eut suivie. Ils reprirent l'ascenseur en direction du rez-de-chaussée. Elle ne lui adressa pas une seule parole jusqu'à ce qu'ils soient tous les deux dans son bureau dont elle veilla à bien fermer la porte.
— Comme je vous l'ai dit, Monsieur Fox, le travail au quatrième étage est assez pénible, mais extrêmement bien rémunéré. Une fois n'est pas coutume, nos financeurs n'ont pas lésiné sur les moyens. Votre salaire, si vous acceptez ce poste et les contraintes qui y sont associées, sera 4 fois plus élevé que celui d'un aide soignant classique.
— Pa… Pardon ?
— Oui, je sais, cela fait toujours ça quand je l'annonce. Mais, vous verrez que vous ne volerez pas vos dollars.
Jason était totalement sidéré. Jamais il n'avait espéré gagner un jour autant d'argent.
— Bien évidemment, continua-t-elle, il y a certaines contreparties.
— Et quelles sont-elles ?
— Une totale, une absolue, une indéfectible confidentialité sur tout ce que vous pourrez voir ici pendant votre exercice. Quel que soit ce que vous y verrez, ce que vous y entendrez, ce que vous goûterez, ce que vous toucherez, ce que vous sentirez, rien dis-je, ne devra jamais sortir du quatrième étage. Chaque manquement à cette règle sera sanctionné.
— Et pourquoi un tel déferlement de sécurité ?
— Nos résidents sont ici pour leur bien. Sachez qu'ils ont rendu de grands services à notre nation autrefois. Nous sommes ici pour les protéger du monde extérieur. Ils l'ont bien mérité. Dans quelques jours, vous recevrez la visite d'agents du gouvernement. Ils sont chargés d'effectuer les contrôles nécessaires et vous informeront de tous les tenants et les aboutissants de votre travail. Ce sont toujours eux qui le font. J'avoue que c'est la première fois que je dois faire face à une situation d'urgence comme celle-ci. Il y a une heure que j'ai appris qu'il n'y avait personne pour garder nos pensionnaires et je dois donc me contenter de vous. Ne le prenez pas mal, mais j'aurais aimé avoir plus de temps pour m'assurer que vous ferez l'affaire.
— Ne vous inquiétez pas Madame la Directrice, je ferai le maximum pour ne pas vous décevoir.
— Bien Monsieur Fox, très bien. Les filles de l'après-midi vous expliqueront comment se passe la nuit et à quoi vous devrez vous attendre. Sachez cependant que si vous avez l'impression de perdre le contrôle de la situation, vous pouvez appeler ce numéro. Ne le faites cependant qu'en cas d'absolue nécessité. Nous préférons que les équipes du gouvernement restent loin de notre établissement. Ce ne sont pas des gens très commodes si vous comprenez ce que je veux dire.
Jason Fox acquiesça même si, en fait, il ne comprenait rien du tout.
Elle lui tendit une carte de visite sur laquelle les cinq lettres USHAD étaient inscrites avec en dessous un numéro de téléphone. Finalement, Jason signa son contrat avec période d'essai, et la directrice remonta avec lui au quatrième. Rapidement, elle prit congé en déclarant qu'elle devait absolument se dépêcher si elle ne voulait pas rater la dinde de Thanks Giving.
Les résidents finirent de manger, stimulés par le personnel de l'après-midi qui, lui aussi, semblait avoir hâte de quitter l'établissement pour se retrouver en famille. Puis, ils furent emmenés dans leur chambre pour y passer la nuit. Fox proposa son aide, mais l'infirmière du service lui fit signe de la suivre dans la salle de soin. Elle semblait lasse et traînait légèrement les pieds. Elle parlait avec un accent assez peu élégant en ruminant un chewing-gum.
— On vous a dit pour Branne ?
— À propos de son traitement ?
— Ouais. Je viens de lui donner sa ration à 20 h 45. Z'aurez qu'à lui en redonner entre 22 h 45 et 23 h. Et puis après, toutes les deux heures.
— 100 gouttes, c'est énorme comme dose.
Elle émit un petit ricanement.
— Z'êtes nouveau, vous, ça se voit ! Un bon conseil, si vous ne voulez pas avoir d'emmerdes, n'oubliez pas de lui filer ses gouttes au vieux. Quand il commence à s'énerver, en général, ça se gâte. Je ne vous en voudrai pas si vous lui en filez 150. Personne ne vous en voudra.
Il acquiesça. Il aurait aimé en savoir plus, mais l'infirmière enchaîna.
— Si vous paumez madame Darchir, les lunettes sont dans le tiroir de droite de la table de nuit de la vioque. Faites gaffe à Kerrap, c'est un sournois. Il trouve toujours un moyen de se barrer. Essayez d'éviter que ça dégénère entre Morst et Kader. Ces deux-là sont toujours en train de se chercher des noises. Krast et Romduck sont plutôt calmes. Smermus aussi, mais faites attention que personne ne lui enlève ses lunettes. Thewlot est un chieur. Enfin la mère Mureno, méfiez-vous-en. Elle a l'air gentil, mais c'est une vraie salope. La dernière fois elle nous a foutu un week-end à chier, rien que pour nous emmerder.
Fox se disait qu'un Week-end à chier pour emmerder était plutôt logique, mais il se garda bien d'émettre la moindre bribe d'humour devant cette femme qui en semblait totalement dénuée. La perspective d'un salaire plus que décent à la fin du mois lui ordonnait d'éviter de se mettre quiconque à dos le premier jour.
L'infirmière continua quelques minutes en lui montrant où se trouvait le matériel, les changes, les draps, et lui serra bien vite la main pour se faufiler avec les autres par la gigantesque porte en métal qui se referma. Il entendit le bruit de la grande barre de fer qui couinait sur son axe puis un claquement sonore qui témoignait du verrouillage.
Jason Fox se retrouva seul.



Les premières 90 minutes furent d'un calme olympien. Après avoir fait le tour des chambres pour vérifier que tout le monde était bien installé, il avait passé 1 heure à fouiller dans les tiroirs pour se familiariser avec tout le matériel. Il commençait déjà à trouver le temps long et chercha quelques vieux magazines à lire pour s'occuper. Il finit par trouver dans une corbeille à papier une vieille bande dessinée du siècle dernier.
Le papier était jauni. Il s'installa à une table de la salle à manger avec une tasse de café et se plongea dans sa lecture. C'était un épisode classique de « The amazing Spider-Man » paru il y avait plus de 60 ans, où le Bouffon Vert tuait Gwen Stacy la fiancée du héros en la jetant du haut d'un pont. Spider-Man finissait par la rattraper, mais la hauteur de la chute avait provoqué la mort de sa dulcinée.
— J'ai perdu ma femme.
Fox fit un bond sur sa chaise de plusieurs centimètres en entendant la voix. Heureusement qu'il n'était pas cardiaque ! Il se retourna.
Le vieil homme à la crinière blanche se trouvait derrière lui, tête baissée, mains jointes.
— vous m'avez fait peur, Monsieur Darchir, dit Jason en posant une main sur sa poitrine comme si cela lui permettait de reprendre plus vite son souffle.
— Vous savez où est ma femme ?
— Venez monsieur Darchir, nous allons la chercher ensemble.
Ils sortirent dans le couloir. Il prit la direction de la chambre de l'épouse du vieux pensionnaire. Monsieur Kerrap, lui non plus, ne dormait pas et se trouvait dans le long corridor qui desservait les douze chambres dont onze étaient occupées. Il marchait précautionneusement. Son bras droit était fléchi tandis que sa jambe droite au contraire était raide. Il l'avançait sans plier le genou, donnant l'impression de s'en servir comme d'une grande faux qui aurait coupé un blé imaginaire.
Arrivé à sa hauteur, Fox lui demanda :
— Monsieur Kerrap, avez-vous vu l'épouse de monsieur Darchir ?
L'homme hémiplégique sourit en dévoilant un peu plus l'asymétrie de son visage dont la moitié droite était immobile. Et tout à coup Jason Fox se rappela que la directrice lui avait dit que Kerrap ne parlait jamais. Cependant, il leva son bras valide et pointa quelque chose derrière eux. L'aide soignant se retourna, mais ne vit personne. Quand il se retourna à nouveau, Kerrap n'était plus là ! Il sentit son cœur s'accélérer brutalement. Comment se pouvait-il qu'un impotent ait disparu aussi vite de son champ de vision ?
— Elle est où ma femme ? insista Darchir.
Jason se sentait de plus en plus mal à l'aise. Il entendit du bruit qui venait de la grande salle d'ergothérapie. Il fit quelque pas et se planta devant l'ouverture. 4 résidents jouaient aux cartes autour d'une table. Mureno, Thewlot qui mâchouillait toujours un cigare éteint, Morst et Kader. Quand un bras se posa sur son épaule, il crut que son cœur allait s'arrêter de battre. Il fit volte-face pour voir Kerrap qui lui souriait toujours.
— Vaudrait mieux que tu ailles chercher les lunettes de Janet dans sa table de nuit si tu veux la retrouver, gamin.
Jason lâcha échapper un hoquet de surprise et sa bouche s'ouvrit sur un oh muet.
— Vous... Vous… Vous parlez ?
— Faut croire que oui, gamin.
— Mais la directrice… Elle m'a dit que…
— La vieille chouette croit ce que je veux bien lui laisser croire, gamin. Bon et maintenant, qu'est ce qu'on fait ? Tu restes là à attendre qu'une mouche ponde ses œufs dans ta bouche ou bien tu vas chercher ces fichus binocles ? Eh Red ! ajouta-t-il en direction de Darchir. Va t'asseoir avec les autres, je te ramène ta promise.
Docilement, l'homme à la crinière blanche alla s'asseoir avec les 4 joueurs tandis que Kerrap se dirigeait vers la chambre de la disparue. Son pas était toujours caractéristique, mais il semblait bien plus alerte et solide que tout à l'heure. L'aide soignant mit quelque temps à réagir, totalement désarçonné par ce qu'il venait de voir. Quand il se décida à bouger, Kerrap ressortait déjà de la chambre avec l'ustensile qu'il lui tendit et un bandeau fluorescent.
— Tenez, mettez-les. Ça réagit à la chaleur du corps.
Se demandant s'il n'était pas en train de se moquer de lui, Fox regarda longuement les lunettes avant de les mettre sur son nez. Dès qu'il les chaussa, il poussa un cri de stupeur. À moins d'un mètre de lui, il y avait une forme qui bougeait lentement. Il retira les verres et cria de nouveau : la forme avait disparu.
Tremblant comme une feuille, il les reposa à nouveau sur son nez et avança précautionneusement en tendant le bras jusqu'à toucher la forme. Il eut l'impression qu'il allait se liquéfier quand il sentit ses doigts rencontrer le téton d'un sein flasque. Il regarda par-dessus les lunettes et vit que sa main flottait dans le vide. Tout à coup, il reçut une formidable gifle qui lui coupa le souffle et qui faillit lui décrocher la mâchoire.
— Espèce de saligaud ! hurla une voix aigrelette. Vous n'avez pas honte ?
À moitié sonné, Jason entendit Kerrap qui se bidonnait de rire.
— Eh Janet ! lança-t-il. T'as encore retiré tes vêtements. Tu sais que tu es incorrigible !
— Je préfère me promener comme ça, c'est mon droit, non ? Ce n'est pas une raison pour qu'un pervers vienne me tripoter !
— Mais comment veux-tu qu'il le sache Janet ? Il est nouveau le gamin. Tiens, mets donc un bandeau que Red puisse au moins savoir où tu es.
— Figure-toi que si je me déshabille, c'est justement pour qu'il arrête de me courir sur le haricot. Pas moyen qu'il me lâche un peu les baskets. J'en ai marre !
— Allez Janet, fais-le au moins pour le petit, ce sera plus correct.
— D'accord Pete, soupira-t-elle.
Jason vit le vêtement fluo quitter la main de Kerrap. Quelques secondes après le bandeau flottait dans l'air.
— Comment tu me trouves ?
— Ravissante, comme toujours, répondit-il. Maintenant, va dire à Red que tu n'es pas loin, ce serait sympa aussi.
L'aide soignant était totalement tétanisé en voyant une sorte d'auréole avancer dans la salle sans aucun support.
— Ell... Ell… Elle est… Elle est invisible !
— Apparemment oui !
Et il éclata de rire.
— Ah ! Ah ! Apparemment : elle est bien bonne celle-là ! Apparemment, t'as compris gamin ? Invisible et apparemment ! Oh putain, qu'est ce que je pouvais en sortir des trucs comme ça dans le temps, j'arrêtais pas !
Et il se mit à rire de plus belle.
Thewlot tout à coup haussa la voix.
— Merde, Pete ! Tu ne pourrais pas la mettre un peu en veilleuse ? Le poker c'est sérieux, mec.
Jason et Kerrap s'approchèrent de la table. C'était du Hold'em no limit et devant Madame Mureno s'étalait un bon paquet de morceaux de sucre, de sachets de moutarde, de sel et de poivre. Sa tête remuait sans discontinuer de droite à gauche. Thewlot quant à lui maniait ses cartes tant bien que mal avec ses prothèses. Son tas de sachets devait faire au maximum le tiers de celui de la vieille femme. Les deux autres joueurs n'avaient plus que quelques sachets de poivre.
— T'es en train de te faire plumer par Ororo, Logan.
— La ferme, Pete ! En tout cas, moins que le frigo et la chaudière, fit-il en regardant Kader et Morst. Johnny, Janet se promène encore à poil dans la maison.
— Qu'est ce que j'y peux, répliqua Morst, je suis son frère, pas son chaperon. C'est à Red de s'en occuper après tout.
— Arrête avec ça, dit Kader. Tu sais bien que le pauvre vieux n'est plus aussi élastique qu'avant.
— Vous êtes son frère ? ne put s'empêcher d'intervenir l'aide soignant.
Morst se tourna sur son fauteuil pour le dévisager. Puis, il secoua la tête et fit à nouveau face aux autres joueurs.
— Putain ! Ils nous ont encore balancé un type qui n'a jamais entendu parler de nous.
— Faut dire que dans le temps, fit Kader sarcastique, tu n'étais pas non plus la super, super vedette mon pote ! Toi et ta frangine vous faisiez plutôt pâle figure face à Ben et Red
— Ta gueule Bobby ou je te fais fondre. Parle pas de Ben. Lui, c'était un vrai copain. Dommage qu'il avait un cœur de pierre.
Kerrap gloussa à nouveau et tout le monde se mit également à rire. Seul Monsieur Darchir restait impassible, mais le bandeau fluo juste à côté de lui était secoué de soubresauts.
— Cœur de Pierre, cria Kerrap. Elle est bien bonne celle-là. Ben : un cœur de Pierre !
— Je prendrais bien un petit quelque chose, moi, finit par dire Kader en insistant bien sûr le mot chose.
Tous s'arrêtèrent et se regardèrent. Puis, ils explosèrent de rire de plus belle.
Le vieil homme hémiplégique était rouge comme une pivoine et peinait à reprendre son souffle.
Ils sont tous cinglés, se disait Fox.
— Eh, gamin ! Tu ne pourrais pas aller nous chercher la bouteille de whisky dans la cuisine ? demanda Thewlot, après qu'ils se furent tous un peu calmés.
— Je ne sais pas si j'ai le droit de vous en donner, se défendit l'aide soignant.
— Allez ! insista Kerrap. Juste une petite goutte pour trinquer à votre arrivée. Soyez sympa. On ne le dira à personne.
— Sincèrement, ce n'est pas très raisonnable. À cette heure-ci, vous devriez tous être couchés.
Le visage de Thewlot se durcit.
— Gamin, si tu m'avais parlé comme ça quand j'avais encore mes deux mains, je t'aurais découpé en rondelles. Dire qu'on leur a tous sauvé la peau, fit-il d'un air écœuré. Et pas qu'une fois ! Tout ça pour qu'un petit merdeux me refuse un apéro. Si j'avais su.
— Faut pas lui en vouloir, Logan, objecta Kader. Ça prouve simplement que le gouvernement a bien fait son boulot. Ils ne savent même plus qu'on existe. Après tout, c'est ce que nous voulions tous, non ? Pouvoir mener une vie normale.
Thewlot tapa sa prothèse mécanique droite sur la table.
— J'avais demandé à avoir une vie normale, pas qu'on me coupe les deux mains.
— Ils ne pouvaient pas faire autrement, fit Madame Mureno.
Elle avait une petite voix douce, un peu grave.
— Cela n'aurait pas été possible si tu les avais conservées.
Jason Fox comprenait de moins en moins de quoi ils parlaient. Il avait l'impression de s'être perdu dans un asile de fous. Reste qu'il y avait quelque chose d'absolument stupéfiant dont il ne se remettait pas : c'était le fait que Janet Darchir était invisible ! Peut-être était-il, lui aussi, en train de perdre la raison. Il eut l'impression qu'il la perdait réellement quand il vit une pile de verre et une bouteille de Jack Daniels se promener dans les airs, accompagnés du bandeau fluorescent.
— Je l'ai ! fit la voix aigrelette de Janet Darchir.
La bouteille de whisky et les verres se posèrent sur la table.
Kerrap mit trois chaises de plus, et s'assit à son tour.
— Allez, gamin ! Pose tes fesses et trinque avec nous. La vieille chouette a dû te dire qu'ici on veillait à ne pas contrarier les vieux.
Tremblant légèrement, Fox s'exécuta et se plaça entre Morst et Kader qui lui firent une petite place. Kerrap remplissait les verres. Ils les levèrent tous à l'unisson.
— À Ben, fit Morst.
— À Xavier, ajouta Thewlot.
— Et à tous les autres, finit Kerrap.
Il y eut un silence pendant que le liquide acre coulait dans les gorges. Jason fit comme les autres. La bouteille avait dû séjourner dans un placard à côté de la gazinière comme en témoignait la tiédeur du breuvage.
— Il est pas frais, dit Monsieur Darchir.
— Donne ! répondit Kader qui prit son verre.
Il pointa son doigt au-dessus et resta ainsi quelques secondes puis le tendit à nouveau au vieux pensionnaire, qui aussitôt en reprit une gorgée.
— C'est mieux. Merci, fit-il.
Kader poursuivit la même manœuvre avec les verres que les autres lui tendirent. Dans la foulée, il prit celui que Jason avait reposé sur la table et fit le même geste. Quand ce dernier goûta de nouveau son whisky, il était frais, presque glacé. L'aide soignant, totalement dépassé par ce qu'il était en train de vivre, était incapable d'émettre le moindre son.
Je rêve, se disait-il. Je me suis endormi devant la BD, et je rêve. Il n'y a pas d'autre explication.
— Tu vois, dit Morst. Au moins, tu sers encore à quelque chose.
— Ta gueule l'allumette, répondit Kader en souriant malgré tout.
— En parlant de servir à quelque chose, dit Thewlot, si tu m'allumais ma clope Johnny ?
Sans attendre la réponse, l'homme aux impressionnants favoris se pencha vers l'avant en direction du pouce de Morst. Celui-ci était couronné par une flamme bleutée qui fit rougeoyer le bout du cigare de Thewlot. Il expira une fumée qui piquait les yeux avec un air de béatitude.
— Putain, c'est presque aussi bon qu'une bonne femme. Ororo, ajouta-t-il en direction de madame Mureno, il fait chaud. Fais-nous un peu de clim.
Fox sentit aussitôt un léger vent lui caresser les cheveux.
— On aura beau dire, ça fait quand même suer qu'ils nous aient tous oubliés, fit la voix de la femme invisible.
— Oh, mais, ils ne nous ont pas oubliés ! répondit Morst. Ils croient que nous n'avons jamais existé, nuance !
— Quand même, ajouta Thewlot admiratif, on dira ce qu'on voudra, mais les types du gouvernement, ils sont vachement forts. Effacer toutes les archives photo et vidéos, transformer tout ça en Bandes dessinées, fallait le faire !
— Moi, ce qui me gêne le plus, dit le vieil homme à la crinière blanche, c'est qu'ils nous aient obligés à changer nos noms.
— Bof ! Moi, qu'on m'appelle Kader ou Drake, je m'en fous. Au moins, il y a toutes les lettres, c'est déjà ça.
Ils discutaient tous comme s'il n'était plus là. Discrètement, Jason Fox passa une main sous la table et se pinça vigoureusement la cuisse droite à s'en arracher la peau. L'intense douleur qui irradia dans sa jambe acheva de le convaincre qu'il ne rêvait pas. Plus il les écoutait, plus il sentait son univers basculer dans une quatrième dimension. Compte tenu de ce qu'il venait de voir, il n'y avait que deux possibilités : soit il était devenu totalement dingue, soit il y avait des choses en ce monde que le gouvernement prenait soin de cacher à la population, et les pensionnaires de cette maison de retraite en faisaient partie. Il entendit de petits chocs répétés qui se rapprochaient dans le couloir. Il se retourna vers l'entrée de la salle pour voir Romduck, chaussé de ses lunettes noires, qui pénétrait dans la pièce sa canne blanche à la main.
— Matt ! Viens t'asseoir avec nous, fit Morst.
— Vous faites tellement de boucan que je n'arrivais pas à dormir.
— Viens boire un coup, l'avocat ! s'écria Thewlot.
L'aveugle posa sa canne et se dirigea sans aucun problème vers une chaise qu'il installa à la table avant de s'asseoir.
— Vous voyez ? s'exclama Jason. Vous n'êtes pas sourd non plus ?
— Je suis aveugle jeune homme, mais effectivement, je ne suis pas sourd. Pas la peine de me crier dans les oreilles.
— T'as même l'ouïe la plus fine que je connaisse, hein Matt ! fit Kerrap. On préfère qu'ils nous croient tous plus impotents que nous ne le sommes réellement, ajouta-t-il en se tournant vers l'aide soignant. Comme ça, les types de l'USHAD nous foutent la paix. Comment va le vieil alcoolique, Matt ? demanda-t-il en se tournant à nouveau vers Romduck.
— Stark dort comme un bébé.
— Krast, Matt. Pas Stark, Krast. Quand vas-tu arriver à te le mettre dans la tête ?
— Stark ou Krast, moi, intervint Madame Mureno, je persiste à dire qu'il n'aurait jamais dû venir ici.
— Ororo, tu exagères, objecta Morst. D'accord, il n'est pas comme nous, et sans son invention il n'aurait jamais pu faire ce qu'il a fait, mais quand même, avec son truc, il nous a rendu de sacrés services. C'est quand même le seul d'entre nous à avoir assommé Branne.
— Parlons-en de celui-là, s'emporta Thewlot. Qu'est-ce qui leur a pris de nous l'amener ici ? Ils ne pouvaient pas le garder avec eux ?
— Ils ont dû penser qu'avec ce qu'ils lui mettaient comme dose, ce n'était plus vraiment un danger, répondit Kerrap.
Jason Fox sentit un courant d'air glacé lui descendre le long de la colonne vertébrale. Il regarda sa montre : 23 heures 45. Il jeta un regard perdu vers l'assemblée et Thewlot sembla aussitôt comprendre.
— Dis, gamin ! T'as pas oublié de lui filer ses gouttes j'espère ?
— Euh, j'y vais tout de suite, fit celui-ci comme un enfant pris en faute.
— Oh putain le con ! s'écria Morst. Oh le crétin ! Pas foutu de faire ce qu'on lui demande. Eh bah dans cinq minutes les mecs, on n'est pas dans la merde c'est moi qui vous le dit !
Le visage de Kerrap avait tout à coup changé. Il était devenu étrangement sérieux et grave.
— Gamin, c'est comment ton prénom ?
— Jason.
— Jason, un conseil : grouille-toi d'aller chercher les gouttes du vieux ou nous sommes tous morts. T'entends ce que je te dis ? GROUILLE-TOI !
L'aide soignant sursauta et bondit de sa chaise, impressionné par l'expression terrifiée du vieil homme hémiplégique. Il sortit dans le couloir aussitôt suivi par tous les pensionnaires. Il passa devant la chambre de Branne. On y entendait des gémissements. Il attrapa la clenche, mais la main valide de Kerrap se posa sur la sienne.
— Pas maintenant. Va d'abord mettre son traitement dans une seringue. Mets le flacon entier.
Quelque chose dans le regard de Kerrap lui disait de ne pas discuter. Sans vraiment savoir ce qui se passait, mais convaincu qu'ils étaient tous à deux doigts de la catastrophe, il se précipita dans la salle de soin et vida la totalité de la petite bouteille dans la grosse seringue dont on se servait d'habitude pour passer le traitement dans la sonde de gastrostomie de Branne.
— Donne, ordonna Kerrap, qui sans lui demander son avis s'empara de la seringue. Reste derrière nous.
Lui, Thewlot et Mureno entrèrent les premiers suivis par Jason Fox. Quand il arriva au pied du lit de Branne sa mâchoire s'ouvrit, béante de stupéfaction.
L'homme qui se tordait sur son lit ne ressemblait pas du tout à celui qu'il avait vu avec la directrice. Il était plus grand plus massif et semblait en proie à des douleurs atroces. Illusion d'optique ou non, son corps semblait grandir encore. Ses muscles gonflaient jusqu'à une taille impressionnante et finirent par déchirer les sangles qui le maintenaient attaché au lit. La créature s'assit en grondant. Sa peau avait une couleur verdâtre.
Quand elle posa un de ses énormes pieds par terre, Jason Fox sentit un long jet d'urine couler le long de son pantalon. Jamais de sa vie il n'avait été aussi terrifié. Kerrap mit la seringue entre ses dents, sauta en l'air, mais ne retomba pas. L'aide soignant leva la tête et constata que le vieil homme handicapé était collé au plafond.
— Occupe-le deux secondes Logan. Dans une minute il sera trop tard !
L'homme aux mains coupées envoya un formidable coup de pied retourné qui fit à peine chanceler le géant qui devait dépasser les 2m50. Il lui attrapa ses mains artificielles et les broya comme s'il s'était agi de brindilles. Puis d'un puissant revers de la main, il propulsa Thewlot à travers la pièce. Sa tête heurta le mur qui fut éclaboussé d'une gerbe de sang.
Un éclair venu d'on ne sait où frappa le monstre tandis que tout à coup la pièce se remplissait d'un brouillard épais. À travers l'opacité naissante, Jason vit Kerrap dont les pieds tenaient au plafond en dont le reste du corps plongeait dans le vide se saisir de la sonde qui dépassait encore du ventre de ce qui avait été Branne. Avec une rapidité inouïe et avec la dextérité de sa seule main valide, il entra le bout de la seringue dans le cathéter et injecta son contenu.
La créature émit un hurlement, et Jason vit une ombre qui semblait ramper sur les murs.
Alors, il comprit.
Comme il réalisa également instantanément la signification des lettres sur la porte d'acier.
— Tout le monde dehors ! cria Kerrap.
Et ils sortirent tous, aidés par Kader, Morst et Romduck. Ils refermèrent précipitamment derrière eux. Un énorme coup ébranla le mur, un autre déforma la porte et imprima dans le métal la marque d'un gigantesque poing. Le troisième coup fut moins puissant. Ceux qui suivirent encore moins jusqu'à ne plus être audibles qu'en tendant l'oreille. Finalement, un grand bruit signa la chute du monstre.
— C'était moins une ! souffla Thewlot.
La figure en sang, il souriait.
— T'as vu le coup de pied que je lui ai mis ? cria-t-il à Kerrap. Pas mal pour un vieux jeton, non !
— Oui, répondit celui-ci qui reprenait péniblement son souffle. Mais n'oublie pas de remercier Ororo pour le brouillard. Sans elle, on se prenait une vraie dégelée. T'as encore bousillé tes prothèses.
— T'inquiète pas, j'en ai encore une paire dans ma chambre. Si j'avais encore mes griffes, ce serait mieux.
Jason regardait le visage de l'homme dont les favoris s'étaient colorés de rouge. Comme il le prévoyait, la blessure de Thewlot était déjà en train de se refermer.
Avec précaution, il entrouvrit la porte. Un petit homme décharné gisait par terre, inconscient. Il le prit dans ses bras et le reposa dans son lit. Il avait infiniment pitié de lui. Après tout ce temps, après tous les progrès que la médecine avait faits, le problème de Branne n'était toujours pas résolu. Il était condamné à vivre en camisole chimique.
La chambre était dans un désordre indescriptible. Jason prit dans sa poche le petit carton que la directrice lui avait confié avec dessus le numéro à composer en cas de problème. Devait-il appeler ?
— Je ne ferais pas ça à ta place, dit Morst. Tu vas t'attirer un tas d'emmerdes si tu les contactes. Mieux vaut que ça reste entre nous. Crois-moi, la directrice sera d'accord. Nous allons t'aider à ranger tout ça.
Et tous, en silence, remirent la pièce en état. L'aide soignant alla chercher des sangles neuves et rattacha Branne sans trop serrer ses liens. Il comprenait maintenant que ces derniers ne servaient en fait qu'à gagner un peu de temps quand la transformation se produisait. Et il était certain que dans les prochaines heures, dans les prochaines années, plus jamais il n'oublierait de lui donner son traitement.
Une fois leur besogne terminée, ils se rassemblèrent tous dans la grande salle autour d'un autre verre de Whisky.
— Merci, dit Jason en regardant chacun des pensionnaires. Je ne savais pas. Ça n'arrivera plus, je vous le promets.
— Comment ça, ça n'arrivera plus dit Kerrap ? Tu veux dire gamin, qu'après avoir vu tout ça, tu reviens demain ? Tu serais bien le premier à le faire.
— Eh bien, disons que je suis le premier ! Je suis vraiment très heureux d'avoir fait votre connaissance, Tiger.
De son vrai nom Peter Parker, l'homme sourit de travers. Il savait qu'il savait.
— Chouette fit-il. Tu vas voir, nous avons un tas de choses à te raconter.
— J'espère bien ! s'écria Jason. Ce n'est quand même pas tous les jours qu'on a la chance de travailler dans une Unité pour Super Héros Âgés Dépendants !



Réponses:
Posté par: * Ça *
Posté le: 06 juin 2011 à 12:00

Je manque de temps, de mots, de moyens et d'énergie un peu ces temps ci, mais sachez que j'ai lu cette nouvelle et que je l'ai vraiment appréciée.
Traitement plutôt original et sans prétention qui m'a vraiment intrigué et dont je n'ai découvert l'astuce que très loin dans l'histoire. Je me posais des questions au début, mais la chute a bien répondu à toutes.
On parcourt vos textes et on voit l'expérience de la plume. Le vocabulaire est excellent, la syntaxe parfaitement maîtrisée, rien de décousu, tout s'enchaîne bien. Somme toute la technique est bonne.
Je dirais que ce qui manque un peu ce sont les surprises, l’inattendu. Bien que ce dernier texte dément un peu mes propos. Tout est beau, bien rangé, parfait, mais rien ne m'a encore pris aux tripes je dois dire. Il me manque encore une petite étincelle, mais je me dis que ça va venir sûrement dans un prochain.   

Parlant du prochain, j'ai imprimé, mais ne sais pas trop quand je pourrai le lire et le commenter. Mais faut surtout pas arrêter en si bon chemin.
J'espère que ma franchise ne blesse personne. J'essaie d'être le plus honnête possible dans mes commentaires.





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*** Quand je pense à tous les livres qu'il me reste à lire, j'ai la certitude d'être encore heureux _ J.Renard

*** Les gens qui ne rient jamais ne sont pas sérieux _ Alphonse Allais




Posté par: thimul
Posté le: 08 juin 2011 à 09:36
Non, je ne suis absolument pas blessé par ces commentaires au contraire.
Que je sois lu sans déplaisir est déjà ÉNORME !
Merci.
Pour info, j'ai quitté inlibrovéritas où l'ambiance était franchement pourrie et mon unique roman "le fils déchu" est désormais en lecture libre et intégrale sur un autre site : "atramenta"
http://www.atramenta.net/search/?atmt_search=le+fils+d%E9chu - http://www.atramenta.net/search/?atmt_search=le+fils+d%E9chu
Sincèrement j'aimerais beaucoup avoir un avis sur ce truc. Si quelqu'un préfère avoir le livre dans les mains plutôt que le lire sur écran, je m'engage à le racheter s'il trouve ça vraiment mauvais !
(hum, je sens que je vais finir pauvre...)



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